TAKIYA ! TOKAYA !
1991 |
drame
Rhapsodie
Achevé en juillet 91, ce texte, conçu pour cinq acteurs interprétant une vingtaine de rôles, constitue dans l’esprit de l’auteur l’ultime pièce d’un premier cycle d’écriture dramatique entamé avec CREDO en 1979, et comportant une douzaine de pièces.
Fable chaotique et furibarde, façon d’ars moriendi à l’usage des mécréants, TAKIYA! TOKAYA! évoque l’histoire d’un roman qui n’en finit jamais de commencer et que clot pour toujours la mort programmée de son auteur.
Méditation rêveuse sur les rapports subjectifs qu’entretiennent la mort et le travail littéraire, (ma propre relation à la mort, et la mort à l’oeuvre dans mon écriture) la pièce est construite autour du personnage de Mademoiselle, écrivain, hémiplégique, au terme d’une existence qu’on devine bien remplie.
Cette ultime fiction, fragmentaire, (“vagabondage pensif” dit Mademoiselle) se peuple peu à peu de personnages décalqués d’elle-même ou de son rare entourage : le docteur Citron qui la soigne inspire le personnage de Pépin. Le nom de sa nouvelle secrétaire (Bollane) fournit celui du personnage central (Mc Bollan), portrait en négatif de son fils adoptif, etc…
De ce fait, les quelques vingt personnages qui traversent la pièce, au fils des cinq fictions principales qui la composent sont interprêtés par les cinq mêmes acteurs incarnant l’auteur ou ses proches : Mademoiselle, sa nouvelle secrétaire, son fils adoptif, le fils de ce dernier, son médecin.
Entre chaque épisode d’écriture, Mademoiselle et Lila, sa secrétaire, échangent sur la progression du travail en cours, tandis que la mort gagne tant au plan littéraire que personnel.
Peu à peu, Lila, en charge à sa manière des derniers jours de Mademoiselle, prend le relai pour mener l’ouvrage à son terme.
La littérature et la mort sont cannibales. Sur le mode du cannibalisme stellaire, Mademoiselle, véritable trou noir de la pièce, engloutit les êtres passant à sa portée, pour les agglomérer au chaos pressenti de la mort. Le désir qui préside à la création littéraire est chez elle moins celui de laisser une trace (fantasme d’éternisation) que de se dissoudre dans l’humanité (fantasme d’universalisation). Mourir n’est pour elle pas tant finir que céder enfin à l’appel lancinant du chaos auquel résiste justement le travail littéraire, en ce qu’il est effort d’ordonnancement, tentative pathétique de faire sens dans l’hypercomplexe embrouillamini du monde.
“Comme c’est étrange, fait dire Virginia Woolf à l’un de ses personnages, la façon dont les morts se jettent sur nous au coin des rues, ou dans les rêves !” A tout bout de champ. Les morts ne nous accompagnent pas tant qu’ils nous habitent. Nous cherchons un mot, nous trouvons un visage. Nous nous interrogeons, une oeuvre nous répond. Les morts nous parlent, non qu’ils s’adressent à nous, mais ils se disent en nous, ils ne laissent aucun vide, ils ne nous manquent pas : nous en sommes envahis.
Charles Juliet rapporte ce propos du peintre Abraham Van Velde : “Nous sommes toujours deux. Un vivant et un mort. Et ils sont constamment aux prises.” On pourrait presque dire : chacun de nous est innombrable. D’innombrables vivants et d’innombrables morts. Et qui sont constamment aux prises. Je n’ai jamais pu me déprendre de l’idée que le théâtre n’est au fond qu’une entreprise de publication de ces voix mortes dont tout un chacun est criblé. De réincarnation. La fascination de nombre d’écrivains, fussent-ils rigoureusement athées, pour les anges, me semble l’expression d’une reconnaissance de ces voix plus intériorisées qu’intérieures, de ce capharnaüm de voix qui compose pour une part la subjectivité de l’écrivain. L’invention théâtrale dote les anges de masques, mixe les voix, brouille les cartes. Nul n’écrit sans doute sous la dictée, mais chaque phrase écrite éveille un mort, et la phrase suivante est déjà comme une prise de notes sur la figure qui la hante.
Cette jaserie jazzique n’a pas pour projet de produire un nième commentaire du commentaire de Benjamin. Elle s’offre à voir et à écouter comme une parabole ouverte, plus questionneuse que disserteuse.
Cabaret onirique, opéra « chaosmique », elle se déploie au point de jonction de deux fables fameuses (et de leurs nombreuses fables cousines) : L’Ange Bleu (1930 – Sternberg, d’après Heinrich Mann) et Peter Schlemil (1814 – Adalbert von Chamisso). Du point de vue musical, la tension entre instruments acoustiques (sax, clarinette) – voire traditionnels (cornemuse) – et machines électroniques (samplers, séquenceurs, etc. . .) fait écho à la tension de la pensée benjamninienne entre le passé (la tradition, la catastrophe) et le futur (abstraction, tempête du progrès). La manipulation d’objets sonores en temps réel, en interaction constante avec les acteurs de la fable et le quartet d’instrumentistes nous a paru particulièrement adéquate pour nourrir ce théâtre de rêve. L’ordinateur, doté d’éléments d’écoute, interagit souvent de manière autonome. L’ensemble produit un univers sonore où éléments acoustiques et électroniques se complètent et se mélangent.
L’action dramatique, le verbe, le chant adviennent dans le berceau de l’orchestre, lequel est partie intégrante des fragments narratifs, et de la poétique, de la même façon que les mots et les gestes participent de la dimension jazzistique de l’ouvrage, pensé comme composition sonore et verbale, mêlant des formes héritées du cabaret, de l’opéra, de l’oratorio, du spoken words. . .
Musique et direction d’orchestre : Jean-Marc Padovani, en coll. avec Olivier Sens
Premières représentations : mai 2006 Le Petit Faucheux & CDN de Tours; théâtres de Chateauroux et d’Auxerre.
avec Enzo Cormann (voix), Maja Pavlovska (chant), et David Chevallier (guitare), Jean-Marc Padovani (saxophones), Frédéric Pouget (clarinettes), Olivier Sens (contrebasse, ordinateur)
Traduction(s) :
Heinz SCHWARZINGER | allemand
Lui écrire
FERNANDO GOMEZ GRANDE (esp.) | espagnol (castillan) – publiée aux editions Escena, Madrid, 1998
Lui écrire
Paola CICOLELLA | italien
Paola d ARBORIO | italien