Sade, concert d’enfers

1989 |

« On déclame contre les passions, sans songer que c’est à leur flambeau que la philosophie allume le sien »

DAF de Sade

Quel diable d’homme pouvait bien être l’auteur des Cent vingt journées de Sodome ? En répondant à la question, les travaux biographiques de Maurice Heine, puis de Gilbert Lély ont, d’une manière peut-être unique dans l’histoire de la littérature, « projeté » Donatien de Sade dans son œuvre, le constituant en quelque sorte comme le nième personnage de son nième fiction. Il semble bien en effet que ce matamore fesseur et blasphémateur, secrètement blessé dans sa quête de reconnaissance et d’amour, ait cherché consolation, tel l’enfant éprouvant la rétivité des gens et des choses, dans une fiction lui garantissant le rôle de grand ordonnateur.
Sade, qui conçut une indéfectible passion pour le théâtre (rarement payée de retour, il est vrai…) parait avoir vécu comme un acteur « vit » son rôle. Pour ne pas entacher son fan­tasme de prosaïsme, Sade rend le libertinage à son étrangeté, à son irréalisme : théâtre magique, où l’on doit jouir sans fin, et… sans entrave. Mais s’il se joue comme nul autre des scènes d’alcôve, Sade est aussi l’immense visionnaire de l'<>, ce charnier chaotique peuplant les indicibles rêves de l’humanité.
Depuis longtemps fervent amateur de l’œuvre et de la vie de M. de Sade, j’ai donc pensé que l’on pourrait convier ce personnage au théâtre avec quelque profit, pour une manière de confession. Paradoxe vivant, cet aristocrate révolutionnaire, ce bourreau imaginaire de mille femmes qu’horrifia la Terreur, cet apologue de l’arbitraire qui passa trente années de sa vie en prison, fut la victime de tous les obscurantismes. Celui que Michelet désigna comme « l’horrible de Sade, l’infâme et sanguinaire auteur » a endossé de son vivant les rôles successifs du diable, du (mauvais) sauvage et du pestiféré. On peut craindre aujourd’hui que la fréquente désinvolture de l’exégèse sadiste n’en fasse à son tour l’otage de systèmes de pensée fort éloignés des préoccupations qui furent les siennes. L’embaumement de Sade n’aura pas de cesse qu’il n’ait définitivement désincarné son oeuvre. À preuve que le corps libertin, l’oeuvre de chair, fait encore tache dans le paysage philosophique et littéraire, et que l’auteur des Crimes de l’Amour est toujours requis de laisser sang et sperme à la porte avant que d’entrer au Panthéon des belles lettres.
Laisser son corps à Sade c’était aussi lui laisser la parole : le présent « concert d’enfers » consiste en l’accouplement contrapuntique de textes sadiens et d’un texte « pour Sade ». Il n’était nul critère scientifique pour en fixer les règles. J’ai donc laissé parler mon coeur.

 

Première représentations : Théâtre de la Tempête, Paris 1989, mise en scène Philippe Adrien. Stadtheater Dordtmund 1989.

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