Noises et autres pièces chorales
Le présent recueil réunit 4 pièces chorales écrites entre 1982 et 2001, inédites ou indisponibles : Noises, Une Porte à la maison de nos pères, 17, et Répétition publique.
Il n’existe pas de définition ferme et définitive de la « pièce chorale ». La choralité moderne et contemporaine, aux antipodes du chœur épique de la tragédie antique, a du reste servi des théâtres bien différents : d’Artaud à Brecht, comme de Maeterlinck à Gatti… Si je qualifie les pièces composant le présent recueil de « chorales », c’est surtout pour faire valoir leur dimension polyvoque et concertante.
Ces drames polyphoniques et rhapsodiques, photographies sonores de groupes, de microsociétés, d’archipels relationnels, de rassemblements fortuits, de communautés éphémères… me paraissent en effet obéir au moins autant à l’oreille qu’à la psychologie — voire qu’à la logique de la fable. Quand elles ne tournent pas au chant, les voix flirtent avec la cacophonie et le brouhaha. Les dialogues tendent à s’entrelacer, à se tresser, à se superposer, à se télescoper… — tintamarre de la prose du monde, « polyphonie de polyphonies » (Boulez). Ce théâtre de haut-parleurs et de calques sonores (verbaux) — de « masque acoustique », pour reprendre l’expression de Karl Kraus — est de surcroit, nécessairement, théâtre de troupe : de 8 interprètes pour Noises, à une quinzaine pour Une Porte…
Sont ici publiées quatre pièces composées entre 1984 et 2000. Un certain nombre d’autres, dans ce même sillage choral, ont été éditées par Minuit ou par Les Solitaires intempestifs : Sade, concert d’enfers (1989), Takiya ! Tokaya ! (1992), La Plaie et le couteau (1993), Cairn (2003), Hors jeu (2013)… Il ne serait sans doute pas infondé de de les rapprocher de partitions théâtrales telles que Rêves de Kafka (1984), Ké voï ? (1985), ou Le Roman Prométhée (1986). Il n’est pas jusqu’à L’Histoire mondiale de ton âme — quoique ce grand ensemble dramatique soit exclusivement composé de pièces « de chambre » (Kammerspiele)[1] — qui ne relève de ce travail de composition-juxtaposition polyphonique, faisant proliférer et concerter une « infinité » de situations de parole en une façon de chœur cosmique et chaotique (chaosmique…)
[1] Ouvrage au long cours, débuté en 2016, composé exclusivement de pièces de 30 minutes, en trois mouvement, pour trois interprètes. 36 pièces ont été publiées à ce jour (2022) par Les Solitaires Intempestifs : tome 1, Les Créatures ne veulent pas être des ombres (2018) ; tome 2, Ivres et ingouvernables dans la tumultueuse immensité (2022).
NOISES
Le désir obsessionnel des personnages de Noises (1982) de vivre très au-dessus de leurs moyens psychiques prenait tout son sens au sortir d’une décennie (les années 70) durant laquelle, écrivait Vanegeim, « l’aube où se dénouent les étreintes est pareille à l’aube où meurent les révolutionnaires sans révolution. »[1] À la considérer près d’un demi-siècle après son écriture, la pièce prend des allures de cloaque libidineux… Je la regarde pour ma part comme une trace (cicatricielle ?) du volontarisme libertin, éperdu — désespéré même —, qui a si fortement caractérisé les derniers soubresauts de la « révolution sexuelle » des seventies. Faute d’être parvenue à changer le monde — en dépit de son lyrisme révolutionnaire —, une génération s’est attelée à « changer la vie », en commençant par ses relations interindividuelles, affectives et sexuelles, avant de constater que l’alcôve, promesse de libération et d’épiphanie, béait sur le vide… L’angoisse a étreint les nouveaux libertins et les a jetés sur le divan des psychanalystes. « Ça sent la grande mort et le petit moi », écriront à la même époque Gilles Deleuze et Félix Guattari[2].
Porteurs à leur corps défendant des cicatrices de l’utopie déchue, les fêtards fatigués voire exténués de Noises produisent une cacophonie dysharmonique, toute de bruit et de fureur (d’où le double sens du titre, selon qu’on l’entend dans son acception française ou anglaise.)[3]
[1] Raoul Vanegeim, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations, Paris, Gallimard, 1967, p.37.
[2] L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p.400.
[3] La pièce a été créée en France à Théâtre Ouvert (Paris, 1984), dans une mise en scène d’Alain Françon.
UNE PORTE À LA MAISON DE NOS PÈRES
Une Porte à la maison de nos pères (1999), récit dramatique écrit au tournant du siècle[1], brosse le tableau d’une existence (fictionnelle) confondue à l’histoire du XXe siècle. Tel Fabrice Del Dongo cent ans plus tôt, Virgile Bosc traverse moins son siècle qu’il n’est balloté par lui : « héros fort peu héros en ce moment »[2] — à moins que, héros malgré lui, porté par la vague moderne, il ne soit infichu de comprendre comment son fils Gabriel a pu quant à lui se laisser submerger par celle de la postmodernité… L’incapacité du fils à trouver la porte d’aucune des demeures de la maison du père[3], n’est pas sans évoquer la Lettre au Père de Franz Kafka — comme l’impuissance de K. à franchir la porte donnant accès au château[4]… Sans doute ma propre expérience filiale n’est-elle pas totalement absente de cette fiction, même si Virgile Bosc a mené une existence en tous points différente de celle de mon propre père.
Me frappe à sa relecture la foi pour ainsi dire « aveugle » que manifeste la pièce dans les capacités narratives et évocatrices du théâtre. Tableaux de bataille et de foules en liesse se trouvent conviés sur le plateau aussi « naturellement » que scènes de ménage et séquences de polars… La chronique se déploie sans complexe, faisant fi de toutes les précautions formelles dont se caparaçonnait la dramaturgie dominante de l’heure. Difficile de dire aujourd’hui, près de 25 ans plus tard, si cette « solitude intempestive » — payée à l’époque d’une quasi totale absence d’intérêt des tenants de l’institution théâtrale — valait d’avoir été aventurée. Je me réjouis quoi qu’il en soit d’avoir aujourd’hui la possibilité de publier ce travail en l’état, et de le soumettre ainsi à l’appréciation critique de mes lecteurs.
[1]Commande d’écriture du Centre Dramatique National Drôme-Ardèche (Comédie de Valence), alors dirigé par Philippe Delaigue.
[2] Stendhal, La Chartreuse de Parme, I, 3, Paris, Pléiade/Gallimard, T. II, 1994, p. 63.
[3] « Il ya plusieurs demeures dans la maison de mon Père », Évangile de Jean, 14,2.
[4] Franz Kafka, Le Château, Paris, Pléïade/Gallimard, T. I, 1980, p. 491 et suiv.
17
Le polyptyque intitulé « 17 » (2001) — pour 1917 — n’est pas étranger au regain d’intérêt, dans les années 90, pour l’histoire de la « Grande Guerre ». Deux motifs ont alors particulièrement retenu mon attention : la répression militaire et l’émancipation féminine.
À l’heure de la révolution bolchévique, les mutineries et autres manifestations contestatrices de l’autorité militaire ont été impitoyablement écrasées : pour refus d’obéissance, mutilations volontaires, désertion, abandon de poste devant l’ennemi, délit de lâcheté ou mutinerie, 2 400 poilus ont été condamnés à mort et environ 600 fusillés pour l’exemple — les autres ayant vu leur peine commuée en travaux forcés.
Les années de guerre ont par ailleurs fait progresser l’émancipation féminine : ouvroirs, usine, hôpitaux provisoires sont autant de lieux où paraît s’imposer, en l’absence des hommes partis au front, la figure d’une femme moderne, autonome, productrice, efficace, revendicatrice… — bouleversement auquel la paix victorieuse s’efforcera de mettre bon ordre.
Les quatre petites fables qui composent la pièce pourront paraître anodines, voire anecdotiques, au regard d’une guerre ayant fait dix millions de morts et huit millions d’invalides. L’incapacité matérielle du théâtre à peindre le massacre dans toute son ampleur (au mieux peut-il l’évoquer verbalement) l’oblige à se singulariser comme art-microscope. Ouvroir, cagna, usine et hôpital sont autant de lieux, de topos regardables comme symptomatiques de la catastrophe en cours — innommable et irreprésentable en tant que telle. Ma fréquentation théâtrale des Derniers jours de l’humanité de Karl Kraus[1] n’est en outre pas étrangère à l’adoption circonstancielle d’une écriture oscillant délibérément entre peinture naïve, théâtre documentaire et opérette.[2]
[1] Lectures performances de la version dite « scénique », établie par Kraus en 1936, dans le cadre de l’exposition Vienne, naissance d’un siècle, au Centre Georges Pompidou (1986). Spectacle mis en scène en collaboration avec Philippe Delaigue dans le cadre du Festival d’Automne (Théâtre de la Bastille, 1988). Mise en ondes pour France Culture, avec les étudiants de l’école du Théâtre National de Strasbourg (1ère diffusion 29 avril 2000.)
[2] Création Grenoble, 2001, mise en scène Michel Dibilio.
RÉPÉTITION PUBLIQUE
Répétition publique (2000), pièce écrite en réponse à une commande de l’ensatt pour un spectacle de fin d’études réunissant tous les départements de l’école, opte logiquement pour une forme de métathéâtre, nourrie des rêveries espiègles dans lesquelles ne manque jamais de me plonger le « spectacle » d’une répétition de théâtre. Ce drame gigogne, écrit en quelques semaines à la manière d’un impromptu, offre en la circonstance l’intérêt d’une méditation interrogative sur une pratique que de jeunes acteurs ont une tendance compréhensible à considérer comme allant de soi.
L’évocation d’Oslobodenje (Libération, en croate — rebaptisé « Gaïa », dans la pièce), le journal de Sarajevo, dont l’immeuble fut l’une des cibles de prédilection de l’artillerie serbe en 1992, constitue le motif principal de la pièce que sont censé·es répéter (et ce jour-là en public) les treize comédien·nes de la troupe. Contrepoint de ce théâtre-témoignage, la narcolepsie d’une des actrices évoque les consciences en sommeil qui hantent le théâtre.[1]
[1] Création Lyon 2000, avec les étudiants de la 59è promotion de l’ensatt. Mise en scène Claudia Stavisky.
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