L’Arbre porte le ciel
ISBN : 978-2-9584555-0-7
203 p.
Anna, née nulle part de gens de nulle part, vit exilée de sa propre existence par celles et ceux qui la regardent comme un objet, tour à tour désirable, exploitable ou encombrant.
Bernée et abusée, elle fait front et commet l’impensable.
En se faisant l’autrice de son propre « tombeau » au soir d’une vie d’errance, cette femme de rien, cette invisible nous dévisage et nous invite à l’envisager.
L’Arbre porte le ciel
Roman (2016)
extrait :
Le vent joue avec les branches du cèdre qui jouent avec la lune
L’automne filme en noir et blanc tu réfléchis en gris
Tu penses aux riens
aux petits riens qui font le rien
On se pose sur un banc on regarde couler le temps
Rien ne commence rien ne passe
Comme un ruisseau à sec qu’on imagine en eau
Le banc est plus vivant que toi
Puis vient l’heure du lit
La chemise de nuit sent le coton neuf
Le coton sent le gris
Est-ce que le gris est une couleur ?
Est-ce que le gris est une chose parmi les choses ?
Il n’y a pas de gris mais le ciment est gris
Comme il est simple de penser la nuit
couchée sur son lit les mains croisées sur le ventre comme une morte
Voici Anna telle quelle
tête bras jambes et tout le reste
Tu as gardé une enveloppe pleine de photos d’une jolie fille qui a été elle
Ou que tu as été
Maintenant c’est autre chose
Tu es la même dans la peau d’une autre
Tu inventes ta vie quand elle est en panne
Tu te racontes des histoires
tes histoires
Tu les chantonnes comme une gamine sous les draps
pensant
(il n’y a personne mais on s’invente quand même quelqu’un
La balle qui revient après qu’on l’ait lancée dans le noir
Si je regarde ma main est-ce que les doigts se parlent ?
Si je bouge mes doigts est-ce que quelqu’un les voit ?
Il y a quelqu’un ? Mettons que oui
On ne se voit pas mais on se sait à l’autre bout
On se regarde sans se voir)
Et tu penses
(femme de peu
ou de rien
Comme un caillou qu’on jette dans les fourrés
Une porte qu’on claque une feuille qu’on arrache
Plaie ouverte
Tout cicatrise mais pas « rien »
Rien saigne lance infecte
Rien brûle rien gangrène rien tue !
Chose de rien mais écharde dans le pied
Morsure
Ça ne s’efface pas de sitôt
Tandis que le reste
gloire et fric docteur machin madame la présidente
ardoise magique pages people suivant suivante !
Photos retouchées sur papier glacé dans le caddie trop plein entre rouleaux de pq et pizza surgelée
Tout le reste comme la vapeur qui te sort de la bouche par un matin d’hiver)
Le cèdre accélère poursuivi par le vent
Les branches soupirent en balayant la cour
On dirait que la chambre serait dans ta maison
Ta grande maison de famille héritée de ton père
Prix Nobel de médecine et poète
Non pas poète
Oh et puis si tiens poète et même grand poète
Ton père grand poète inspecte la fenêtre
Il remue sa moustache d’académicien en signe de désapprobation
La nuit est bleue et jaune
Le vent gris toque à la fenêtre de la toquée
Pas faim pas froid pas peur
Pas faire d’histoires
Aux chiottes le père poésie et moustache !
Le cèdre s’en fout
Le cèdre fait le cèdre
Pas l’enfant ou le dingue
Pas le poète ou le médecin
Le cèdre ne te regarde pas mais toi oui
Est-ce qu’il ne faudrait pas lui donner un nom ?
Comme le monde est ennuyeux quand on le connaît par cœur
Tu pourrais décider de ne plus rien savoir du tout
Tu ne saurais même plus ce qu’est une chambre ou une vitre
Est-ce que tu te souviendrais seulement de la différence entre toi et les choses autour de toi ?
S’il n’y avait pas les mots tu pourrais être une chose
Tu pourrais être la chambre avec bouche et trou de balle
Tu pourrais être aussi le cèdre
un tube-cèdre branché sur le lit
Tous les enfants savent qu’un lit n’est pas fait pour dormir mais pour sauter dessus
Tu danses avec le cèdre mais tu ne danses pas
parce que le mot « lit » et le mot « chambre » te tiennent allongée et bordée
Tu poses tes mains les paumes bien à plat sur le coton tiède et tu penses
(demain je suis le vent dehors je suis le temps
Demain je me rends à l’atelier de peinture
Je prends une grande feuille et un feutre et j’inscris les noms les endroits et les dates
Je calcule les âges j’écris ce qui s’est dit
les phrases qui sont restées les promesses les condamnations
Je marque les changements de direction
les erreurs d’aiguillage les impasses
Avec une croix pour les coups durs les sales rencontres la maladie
J’alignerai tout ce qui a été et je visiterai ma vie
tombe après tombe
Dans mon tombeau il y aura plusieurs salles
Dans chaque salle il y aura des tombes
et dans chaque tombe des gens des moments des paroles des endroits
Des pensées pour dire qu’on a loupé le début et qu’on ne verra pas la fin
Le jeu de l’oie de la vraie vie
Je vais dessiner
je vais colorier les dessins avec un petit pinceau
Je vais prendre tout mon temps
Autant de temps que nécessaire
Et si on me demande ce que je fais je répondrai
« Le cimetière de ma vie »)