17
Quatre instantanés de la France de 1917 :
Un ouvroir, à l’arrière; une cagna, au front; une usine de guerre; un hôpital provisoire.
2001 | rhapsodie dramatiquE
9 millions de morts… De bout en bout, la Grande Guerre fut celle de la chair à canon : de Verdun à l’offensive Nivelle, les poilus sortirent des tranchées pour satisfaire aux stratégies péremptoires de généraux d’un autre siècle. À l’apogée de l’ère coloniale, les charniers de 1917 témoignent de la barbarie de la vieille Europe « civilisatrice ».
À l’heure de la Révolution bolchévique, les rares mutineries du printemps seront impitoyablement réprimées. Mais l’année 1917 sera aussi, paradoxalement, celle des femmes : ouvroirs, usine, hopitaux provisoires sont autant de lieux où paraît s’imposer la figure d’une femme moderne, émancipée, productrice, revendicatrice… — bouleversement éphémère, auquel la paix victorieuse mettra bientôt bon ordre.
Ce drame rhapsodique, formé de cinq instantanés du trentième mois de guerre, mêle dialogues, chants et choeurs parlés.
CHASSAGNE. — et Garein ? — à quoi peut-il penser le Garein ? — à sa dernière partie de pêche ? / ou bien à cette visite du général au cantonnement ? / cueilli à sa descente de voiture par des « buveur de sang ! assassin ! » — « la perm’ ou la grève ! » a lancé Garein — et nous étions tous là pas vrai ? / nous avons tous scandé la chose / et le général a eu sa fourragère arrachée — et pour finir qui l’a sauvé du lynchage ?
MAILLEGRAIN. — Garein
CHASSAGNE. — et il a bougrement bien fait — qu’est-ce que c’est qu’un général ? / un héros ou une crevure — il n’aurait plus manqué qu’on en fasse un martyre ! — Garein a fait ce qu’il fallait mais pour finir c’est ça qui l’a perdu — la crevure a pu voir que Garein était le seul homme capable de le tirer de nos pattes — la crevure a pigé qu’il ne devait d’avoir eu la vie sauve qu’à Garein / à l’autorité de Garein / l’autorité du deuxième classe Garein — la crevure a senti que nous respections Garein — Garein nous a dit « ça suffit les gars » / et nous l’avons laissé sauver la peau de la crevure — en langage crevure un type comme Garein / capable de vous sauver d’un lynchage / ça s’appelle un meneur — et pour toutes les crevures du commandement Garein a cessé d’être Garein pour devenir « meneur » — nous avons été jugés et nous avons été condamnés / nous c’est-à-dire lui « meneur » — mais que je sache aucun de nous n’est allé voir le tribunal pour déclarer « lui c’est moi / moi c’est lui / si vous le condamnez alors condamnez-moi aussi » — c’est la grande victoire des crevures — en fermant notre gueule nous avons reconnu que Garein n’est pas Garein mais « meneur » / et nous avons reconnu tacitement que nous n’étions plus nous mais « menés » / et que nous méritions d’être traités dans cette guerre comme le troupeau d’esclaves que nous sommes — et c’est à peu près ça que doit penser Garein
GRANDJEAN. — à moins qu’il ne pense à sa ferme des Landes
MAILLEGRAIN. — ou au bonheur qu’il éprouvait enfant à s’endormir dans le giron de sa mère
CHASSAGNE. — ou bien il dort tout simplement
GRANDJEAN. — ça lui ressemblerait bien
CHASSAGNE. — et nous à quoi ressemblons-nous ? / je te demande un peu
MAILLEGRAIN. — nous ne sommes pas des héros si c’est ce que tu veux dire / ni héros ni crevures
GRANDJEAN. — nous pataugeons dans la merde et nous nous faisons becqueter par les rats en attendant que la gradaille nous expédie de l’autre côté des barbelés servir de cible aux mitrailleuses boches — en d’autres termes nous sommes l’honneur de la Nation
Édition : Noises et autres pièces chorales, l’Artisan chaosmique, 2023.
Première représentation : Grenoble printemps 2001.
mise en scène Michel Dibilio.