Le premier ouvrage publié par
L'ARTISAN CHAOSMIQUE
(15 mars 2022)

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Vite! et autres dits
L'ARTISAN CHAOSMIQUE
Livre papier : 190 p., 15 €
Ebook : 6,99 €
ISBN : 9798794729061

Disponible dans notre MAGASIN ou sur AMAZON.FR

Dits à phrazzer
« Seule la bouche capable de devenir une oreille est une vraie bouche » Serge Pey1

 Les cinq textes qui composent ce recueil ont été écrits sous la forme de partitions verbales.
Apparus au xiiè siècle, les « dits » (Le Dit de la panthère d'amours, de Nicole de Margival ; Le Dit des ribauds de Grève, de Rutebeuf...) sont des textes conçus pour être lus ou déclamés — non chantés. Héritiers directs des lais et des fabliaux, ils se muent peu à peu en poèmes lyriques, narratifs, voire en chroniques rimées comme dans le Voir dit de Guillaume de Machaut, qui fait le récit d'un amour vécu.
J’ai repris à mon compte cette appellation tombée en désuétude à la fin du Moyen-Âge pour qualifier les écrits que je destine à un théâtre « nu » ou « à cru » — ne recourant à d’autres outils que la voix, et à d’autres scénographie et protocole spectaculaire qu’un performeur à son pupitre.

Depuis 1989, date de la création de la version musicale du monologue dramatique Le Rôdeur, publié sept ans plus tôt2, j’ai par ailleurs écrit de nombreux textes pour la scène musicale, notamment jazzistique3Ces « jazz poems », instruits des spoken words initiés outre Atlantique dans les années 60 par les poètes de la Beat Generation ou par des groupes comme The Last Poets, ont vocation à être proférés au sein d’un ensemble orchestral, sans pour autant recourir au chant, ou au système de scansion et de rime du rap. Ils se conçoivent en tension plus qu’en symbiose avec la musique, laquelle n’est pas requise à titre d’accompagnement, de supplément climatique ou émotionnel, mais tisse avec la parole un agencement collectif inclassable. Cet agencement flexible, instable et imprévisible, engage ses composantes dans des devenirs croisés : devenir-musique de la parole / devenir-parole de la musique.

Qu’il soit ou non destiné à s’associer à la musique, le « dit » est un dispositif d’énonciation plus que de représentation : quelqu’un se lève et prend la parole — parole publique, assembleuse, génératrice d’attroupement — non pour tenir un discours, informer, ou défendre une cause, mais dans l’idée de ménager un regard sur le réel par le biais d’une fiction ou d’un pas de côté imaginaire, et d’une langue émancipée du carcan de la quotidienneté et de l’instrumentalisation productive. 

Bien davantage qu’une fable ou qu’un poème à proférer, le « dit » est mutation, transmutation du poème (que ce dernier soit narratif, contemplatif, méditatif, ou pur jeu de langue) en assemblée pensive. Contrairement à la « lecture publique » (destinée par exemple à promouvoir un ouvrage ou à illustrer une conférence), il est un geste artistique spécifique et autonome. Sa performance publique se distingue de la récitation ou de la simple lecture à voix haute en ceci qu’elle effectue sur l’énoncé une opération qui ne se résume pas à sa simple transcription orale — même « investie » émotionnellement. Le diseur ou la diseuse engage sa subjectivité dans l’invention plus ou moins spontanée, plus ou moins improvisée, d’un phrasé opérant un déplacement sensible de l’ouvrage. « Dire » de la sorte un texte, plutôt que le « lire », c’est en rejouer l’émergence ; c’est le réinventer comme pensée au travail ; c’est en rejouer l’écriture — le présentifier plus que le présenter (ou le représenter.)

J’appelle « phrazzer » ce travail de dé-réification du texte, cette ligne de fuite qui arrache l’écrit à la page ou au fichier pour le passer au « plus-que-présent » de l’immédiateté, de l’instant théâtral. L’allusion orthographique au jazz veut en outre rappeller la part d’improvisation (de composition instantanée multimédiate, selon l’heureuse formule de Bernard Lubat) qui caractérise cette musique. Sans doute le diseur n’improvise-t-il pas le poème, mais il n’en invite pas moins celui-ci à s’improviser dans sa bouche — opéra bouche…4

30 années séparent l’écriture de Vite ! et de Da capo. Indépendamment de leurs différences de substance et de style, ces deux textes évoquent, de façon plus ou moins explicite, la figure de Félix Guattari5, à qui je dois en large part d’avoir aventuré mon écriture et ma pratique théâtrale au-delà des limites du champ dramatique : alors que je lui faisais part en 1988 de mon désir frustré de théâtre musical, il me suggéra d’abandonner l’idée d’un théâtre centripète, transcendantal, au profit d’un art mobile, ouvert à tous les déplacements, à toutes les hybridations (déterritorialisation, devenir-musique…) C’est donc en acceptant de me détacher du théâtre que j’ai pu rencontrer la musique — et prendre conscience de la pulsion rythmique présidant à mon écriture, ainsi que de son caractère plus volontiers oral et sonore que strictement littéraire. 

Vidéo :
Enzo Cormann : PhraZZer

Vite ! (2021)

Si les travaux philosophiques et les essais de l'auteur de La Révolution moléculaire et de Chaosmose — en particulier ceux écrits avec Gilles Deleuze (L'Anti-Oedipe, Mille plateaux, Qu'est-ce que la philosophie ? …) — figurent en très bonne place dans les rayons de la bibliothèque philosophique du XXè siècle, l’écriture dramatique de Félix Guattri, résolument potache et déraillante, dont témoignent une demi-douzaine de pièces composées à la fin des années 80, est en revanche demeurée confidentielle. 

Notre amitié intellectuelle et militante, née au théâtre en 1984 autour des récits de rêves de Franz Kafka6, n’a malheureusement connu qu’une seule occurence artistique et scénique, avec la lecture-performance de sa pièce Socrate(Théâtre Ouvert, Paris, 1988) — son décès inattendu ayant coupé court à nos projets d’écriture dramatique duelle.

Je regarde le théâtre comme un lieu où les morts font retour sur la scène des vivants afin de doter de nouveaux possibles leur existence révolue. C’est donc tout naturellement que je convie aujourd’hui l’ami défunt à vivre par fiction interposée et par la bouche de son double, Pierre Félix, une expérience d’écriture théâtrale immersive, que je crois susceptible de le réjouir et de l’inspirer…

 Le dit de la Chute – tombeau de Jack Kerouac (2003)

Fervent admirateur des grandes figures de la scène jazzistique américaine des années cinquante, l'auteur de Sur la routea souvent relaté dans ses livres les soirées passées à boire et à écouter de la musique dans les clubs new yorkais de la 52è. Il aimait également grimper sur scène pour dire ou improviser des poèmes en compagnie de ses musiciens préférés. Quelques rares enregistrements ont conservé la trace de ces soirées homériques. D'autres ont été réalisés en studio, avec des artistes tels que Steve Allen, Al Cohn, Zoot Sims…

En 1957, Max Gordon, propriétaire du Village Vanguard, impressionné par sa réputation de lecteur-performeur, signa à Kerouac un engagement de plusieurs semaines. Entrant ivre chaque soir en scène afin d'anesthésier son trac, Jack en vint à redouter ces lectures publiques, saluées de sifflets et de ricanements. Pour tâcher de reconquérir un public hostile, il lut des textes d'Allen Ginsberg et de Gregory Corso, improvisa des sermons bouddhiques ou prononça des éloges à l'œuvre de Thoreau ou de Joyce… Rien n'y fit : les new-yorkais branchés venaient assister au naufrage du clochard céleste qui s'était fixé pour programme essentiel d'habiter l'Amérique « comme un poème. » 7

Cet épisode fournit le cadre et le point de départ du Dit de la Chute, qui tire son titre d'un passage des Anges de la désolation, roman-récit publié en 1965 : « Quelle est la Lumière qui nous pousse — La Lumière de la Chute — Les Anges sont encore en train de Chuter — une explication de ce genre, pas vraiment le genre de truc pour un séminaire à New York University, m'a permis de tenir pour que je puisse chuter avec l'homme, avec Lucifer, jusqu'à l'idéal excentrique de l'humilité de Bouddha — (Après tout, pourquoi Kafka a-t-il écrit qu'il était un Insecte aussi gros) — »8

J’ai performé ce « tombeau » en 2003-2004 dans une dizaine de villes françaises, après un mois de représentations à la Maison de la Poésie à Paris, en compagnie du saxophoniste Jean-Marc Padovani et du pianiste Jean-Marie Machado, dans une mise en scène de Michel Didym. Un album audio a été édité par La Grande Ritournelle, et France Culture a diffusé un enregistrement en 2006, réalisé par Jacques Taroni.

 Noirs Agents de la nuit (2011)

Titre emprunté à la traduction de Shakespeare par J.M. Déprats. (« good things of day begin to droop and drowse / while night’s black agents to their prey do rouse » - Macbeth, III, 2.)

Entre Quand la ville dort de John Huston, Les amants de la nuit de Nicholas Ray, Night and the city de Jules Dassin, Quelque part dans la nuit de Joseph L. Mankiewicz, ou Le grand sommeil de Howard Hawks, un film sonore en noir et blanc, pour voix et ensemble de jazz. 

Une première version de ce jazz poem, intitulée Films noirs, a fait l’objet de plusieurs performances scéniques en 2011-2012, notamment à Toulouse et à Paris, en compagnie d’un quartet de jazz, avec des compositions musicales de Jean-Marc Padovani (sx) et de Philippe Léogé (p). Un album audio, édité par la Grande Ritournelle, a été enregistré à cette occasion.

 Le dit de l’imparfaite (1995)

Cette façon de romance à deux voix (l’une verbale, l’autre musicale), créée en 1995 au Théâtre de la Tempête / Cartoucherie de Vincennes en compagnie de l’accordéoniste Marc Perrone, peut être regardée — ou plutôt entenduecomme une ode à la « boîte à frissons », instrument dont joue le Marco de la fable.

Da capo (1991)

Durant près de trente ans (1989-2017), au fil d’une vingtaine de créations — et d’autant d’impromptus —, l’équipée jazzpoétique de La Grande Ritournelle a voyagé et proliféré à partir du duo initial d’une voix parlée (moi-même) et d’un saxophone (Jean-Marc Padovani) : du trio au big band, et du canonique quartet de jazz aux orchestres composites (jazz, musiques du Maghreb et du Moyen-Orient, flamenco...)

Le nom de ce compagnonnage nous avait été soufflé par les auteurs de Qu’est-ce que la philosophie ? : « La grande ritournelle s'élève à mesure qu'on s'éloigne de la maison, même si c'est pour y revenir, puisque plus personne ne nous reconnaîtra quand nous reviendrons. »10 Ce geste artistique avait en effet une vocation transversale, indisciplinaire, échappant aux catégorisations usuelles : théâtre ? musique ? performance poétique ? slam ? opératorio ?... 

De surcroit, l’agencement duel n’avait rien d’une « idée » : nous éprouvions l’un et l’autre le besoin d’un déplacement radical, en suivant des lignes de fuite susceptibles de bouleverser nos parcours respectifs de musicien de jazz et d’écrivain dramaturge.

Le duo fictionnel que forment Babil et Asa est évidemment métaphorique de cette nécessité : du fait de leur handicap respectif (l’un muet, l’autre aveugle), ces deux là n’ont en effet d’autre possibilité pour s’entendre que d’en passer par le saxophone de l’un et les mots de l’autre — quitte à ce que ce dialogue improbable finisse par les changer l’un et l’autre à un point tel que plus personne ne les reconnaisse.

Ce dit pour voix et saxophone a été créé au printemps 1993 à La Comédie de Valence et au Théâtre de la Tempête, par Jean-Marc Padovani (dans le rôle de Babil) et moi-même (dans celui d’Asa), avec des compositions musicales du premier, et dans une mise en scène de Philippe Delaigue. 

 

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Le poème est une oreille, in La Main et le couteau, Éd. Paroles d’aube, Vénissieux, 1997.
Credo, suivi de Le Rôdeur, Éditions de Minuit, 1982. 
3 Entre autres ouvrages : Le Dit de Jésus-Marie-Joseph (Éditions Théârales, 1998), Mingus Cuernavaca (Rouge Profond, 2003), Communication obligatoire (Minuit, 2008), Exit, Comme un chorus de bleu (Les Solitaires Intempestifs, 2017)… 
4 Voir notre « phrazzophone », sur http://cormann.net, et sur la chaine YouTube de L’Artisan Chaosmique.
5 Philosophe, psychanalyste, auteur d'une vingtaine d'ouvrages entre les années 70 et 1992, année de sa mort.
Rêves de Kafka, mise en scène Philippe Adrien, Théâtre de la Tempête, Cartoucherie de Vincennes, 1985. Partition dramatique publiée à L’Avant-Scène Théâtre, n° 755. 
Jack Kerouac, Vanité de Duluoz, trad. Brice Matthieussent, 10/18-Christian Bourgois, 1995, p. 98.
Trad. Pierre Guglielmina. Denoël, 1998, p. 326. 
9 Un certain nombre de titres de films ou de romans noirs sont en outre insérés dans le corps du texte.
10 Deleuze et Guattari, Qu’est-ce que la philosophie ?, Éd. de Minuit, 1991, p. 181.