Quatre "instantanés" de la France de 1917 : Un ouvroir, à l'arrière; une cagna, au front; une usine de guerre; un hôpital provisoire.
2001 | rhapsodie dramatique
Ecriture : 1999. Première représentation : Grenoble printemps 2001
mise en scène Michel Dibilio
9 millions de morts... De bout en bout, la Grande Guerre fut celle de la chair à canon : de Verdun à l'offensive Nivelle, les poilus sortirent des tranchées pour satisfaire aux stratégies péremptoires de généraux d'un autre siècle. A l'apogée de l'ère coloniale, les charniers de 1917 témoignent de la barbarie de la vieille Europe "civilisatrice". A l'heure de la Révolution bolchévique, les rares mutineries du printemps seront impitoyablement réprimées. Mais l'année 1917 sera aussi, paradoxalement, celle des femmes : ouvroirs, usine, hopitaux provisoires sont autant de lieux où paraît s'imposer la figure d'une femme moderne, émancipée, productrice, revendicatrice... — bouleversement éphémère, auquel la paix victorieuse mettra bientôt bon ordre.
Ce drame rhapsodique, formé de cinq instantanés du trentième mois de guerre, mêle dialogues, chants et choeurs parlés en une façon de rapsodie.
Édition : Noises et autres pièces chorales, l'Artisan chaosmique, 2023.
CHASSAGNE Et Garein ? A quoi peut-il penser, Garein ?
A sa dernière partie de pêche ou bien à cette visite du Général au cantonnement ?
Cueilli à sa descente de voiture par des "Buveur de sang ! Assassin !"
— La perm' ou la grève ! a lancé Garein
Et nous étions tous là, pas vrai ? Nous avons tous scandé la chose
Et le Général a eu sa fourragère arrachée
Et pour finir qui l'a sauvé du lynchage ?
MAILLEGRAIN Garein
CHASSAGNE Et il a bougrement bien fait
Qu'est-ce que c'est qu'un général ? Un héros ou une crevure ?
Il n'aurait plus manqué qu'on en fasse un martyre
Garein a fait ce qu'il fallait, mais pour finir c'est ça qui l'a perdu
La crevure a pu voir que Garein était le seul homme capable de le tirer de nos pattes
La crevure a pigé qu'il ne devait d'avoir eu la vie sauve qu'à Garein
A l'autorité de Garein — l'autorité du deuxième classe Garein
La crevure a senti que nous respections Garein
Garein nous a dit Ça suffit, et nous l'avons laissé sauver la peau de la crevure
En langage crevure, un type comme Garein, capable de vous sauver d'un lynchage, ça s'appelle un meneur
Et pour toutes les crevures du commandement, Garein a cessé d'être Garein
Pour devenir "meneur", c'est-à-dire personne, c'est-à-dire nous
Nous avons été jugés et nous avons été condamnés
Nous, c'est-à-dire lui, "meneur"
Mais, que je sache, aucun de nous n'est allé voir le tribunal pour déclarer
Lui c'est moi, moi c'est lui, si vous le condamnez, alors condamnez-moi aussi
En cela réside la grande victoire des crevures
En fermant notre gueule, nous avons avéré que Garein n'était pas Garein
Mais bien "meneur"
Et nous avons reconnu tacitement que nous n'étions plus nous
Mais "menés"
Et que nous méritions d'être traîtés dans cette guerre comme le troupeau d'esclaves que nous sommes
Et c'est à peu près ça que doit penser Garein
GRANDJEAN A moins qu'il ne pense à sa ferme des Landes
MAILLEGRAIN Ou à son chien
GRANDJEAN Ou au bonheur qu'il éprouvait, enfant, à s'endormir dans le giron de sa mère
MAILLEGRAIN Ou à griller des chataignes dans la cheminée
CHASSAGNE Ou bien il dort, tout simplement
GRANDJEAN Ça lui ressemblerait
CHASSAGNE Et nous, à quoi ressemblons-nous ? je te demande un peu
MAILLEGRAIN Nous ne sommes pas des héros, si c'est ce que tu veux dire
Ni héros, ni crevures
GRANDJEAN Nous pataugeons dans la merde
Et nous nous faisons becqueter par les rats
En attendant que la gradaille nous expédie de l'autre côté des barbelés
Servir de cible aux mitrailleuses boches
— En d'autres termes, nous sommes l'honneur de la Nation.