L’HISTOIRE MONDIALE DE TON ÂME
2023 |
« Loin, loin de toi, se déroule l’histoire mondiale, l’histoire mondiale de ton âme. »
(Franz Kafka, Préparatifs de noces à la campagne.)
L’HISTOIRE MONDIALE DE TON ÂME est le titre générique d’un grand ensemble dramatique en devenir, composé de « plateaux » de 30 minutes, en trois mouvements, pour trois interprètes.
72 plateaux écrits à ce jour (juin 2025)
Théâtre de parole — ou plutôt de voix —, où dialoguent, se contredisent, s’interpellent morts et vivants, victimes et bourreaux, êtres de fiction et figures du réel, auteur et interprètes…
Théâtre-récit, peuplé d’identités assignées à résidence existentielle en quête d’émancipation, de sortie de route, de salut…
Un archipel dramatique rhapsodique (en ceci qu’il présente une hétérogénéité délibérée de modes, de tempos, de registres et de tonalités…), et rhyzomique (en cela qu’il court souterrainement d’un « plateau » à l’autre, sans souci de logique ou de hiérarchie, et prolifère librement à la manière des flux et des connexions d’images de sons et d’infos qui tissent notre « impossible réel » contemporain…)
Tome 1, Les Créatures ne veulent pas être des ombres : Solitaires Intempestifs, 2019. (pièces écrites en 2016-2018)
Tome 2, Ivres et ingouvernables dans la tumultueuse immensité : 2023 Solitaires Intempestifs, 2023. (pièces écrites en 2019-2020)
Tome 3, Jusqu’à ce que d’autres voix nous éveillent ou que nous sombrions : inédit (pièces écrites en 2021-2023)
Tome 4, Lieux de mort : inédit (pièces écrites en 2024-2025)
« Projet insensé, délicat, qui entend moins percer qu’exposer l’énigme. Le théâtre s’autorise, de lui-même, une parole, des paroles, qui n’existent pas, qui ne peuvent pas exister. Elles ne concurrencent pas la réalité. Car tout est autrement possible sur une aire de jeux qu’hantent fantômes et spectres, le langage y occupe une étrange fonction, les morts se mettent à causer, l’ assistance s’ interpelle, s’ invitent les poètes, etc. Les faits qui pourraient être divers changent de statut. Ils se réagencent et se dénaturent, non pas à des fins politiques, éthiques ou thérapeutiques, mais disons prototypiques : des prototypes d’ humanité. (…) Cette humanité s’agrandit, à tâtons, toujours recommencée, riche de ce que projette un collectif d’inconscients : une assemblée d’âmes. »
Extrait de la préface d’Olivier Neveux au tome 2.
« …ce que raconte chacune de ses fables : une lutte de chaque instant entre des individus pris, voire écrasés, dans la pesanteur de leur existence, et qui traquent le moment et le lieu d’une émancipation possible. Non que l’émancipation ait lieu, ou qu’elle soit arrachée pour toujours : les trajectoires des récits témoignent plutôt de moment où quelqu’un·e décide, soudain et parfois brièvement, de ne pas renoncer. »
Arnaud Maïsetti, 2022.
Les 18 plateaux du 1er tome :
L’ADIEU AU THÉÂTRE (métathéâtre 1)
Le trio de comédiens qui constitue le noyau de la compagnie du Théâtre Anatomique, qui administre le lieu éponyme — une petite salle d’une centaine de places —, répète un duo dramatique mis en scène par Max et interprété par Judith et Seymour. L’ennui et le sentiment de ne pouvoir s’empêcher de rejouer toujours le « même » spectacle mettent la joie en berne et le travail en panne. L’addiction alcoolique de Judith, ajoutée à l’impatience du jeune Seymour, aggrave la crise — laquelle occasionne des courants d’air bienvenus sur la scène du petit théâtre…
la leçon de théâtre c’est que l’homme de théâtre c’est celui qui ne comprend rien — or la plupart des gens de théâtre sont persuadés de mieux comprendre le monde que la plupart des spectateurs — le meilleur théâtre c’est celui qui dit « je ne m’explique pas » — je ne m’explique pas l’amour / je ne m’explique pas l’espoir / je ne m’explique pas le renoncement — et je ne m’explique pas qu’il y ait tellement de choses que nous ne nous expliquions pas — le théâtre c’est l’éloge de la perplexité — quand on me dit « mort du théâtre » j’entends « triomphe de la solution » / « solution finale de la pensée » — je sais donc je suis — black-out !
PASSÉ LE PONT
Une écrivaine de renommée internationale est convoquée et interrogée par un flic retors.
je suis un policier passablement inculte madame Erkan / et je ne raterais pour rien au monde l’occasion d’apprendre de la bouche de la plus grande écrivaine vivante s’il y a ou non un problème de droits démocratiques dans ce pays
CE CÔTÉ DU PARADIS
Virgile est universitaire. Qualifié par ses pairs de « sémiologue psychédélique », il se présente volontiers lui-même comme « prof schizophrène ». Léa, sa compagne, est journaliste. Elle s’apprête à interviewer Paul, fraîchement sorti de prison, après 15 années de détention sanctionnant le meurtre d’un prêtre qui l’avait abusé sexuellement au collège. S’ensuivent quitteries en cascade et redistribution des rôles (l’écrivain se fait éditeur, l’ex-taulard correcteur, la journaliste romancière à succès….)
j’ai pris l’écriture comme on prend la parole / même quand on n’a rien à dire / comme on la prend pour se sortir de l’ornière du silence / de l’ornière du mutisme et de la nuit — est-ce que cela fait de moi une tricheuse ? un imposteur ? — avez-vous noté qu’il n’y a pas de forme féminine pour imposteur ? — si vous voulez commettre une imposture vous êtes condamnée au masculin — peut-être que je suis un genre de femme plutôt de genre masculin — je quitte pour éviter qu’on m’abandonne ou me trahisse — j’éjacule de l’écrit je me répands j’ouvre ma gueule je m’introduis — ce côté-ci du Paradis est un théâtre — ce théâtre est un jeu de massacre — un jeu ET un massacre
LE TRUC
Zkl est un artiste corporel. Cette star du happening et de la performance vient de concevoir le projet d’un « homme monochrome » en hommage à Yves Klein.
le risque en art ne consiste plus à risquer de décevoir ou de heurter mais à enclencher de l’irréversible / de l’incontrôlable
CE QUE MLADA APPELAIT BARBARA
Mlada, jeune prostituée exerçant sous le nom de Barbara, a été retrouvée morte dans un terrain vague, étranglée après avoir été torturée et violée. Victor est chauffeur de taxi. Il faisait partie des clients réguliers de Barbara. Alina est militante d’une association luttant contre les violences sexistes et sexuelles ; elle traduit les témoignages recueillis auprès des consœurs de Barbara, tandis que chez elle son mari s’enfonce dans la dépression. Dans le taxi de Victor, Carol, de retour de Cotonou où elle est revenue enterrer un mari quitté quinze ans plus tôt, se demande à quoi peut bien ressembler, s’il existe, le dieu qui a conçu l’humanité — et si la vertu elle-même ne serait pas « une sorte de vice ».
je gamberge pas mal en conduisant — je me dis que ces filles ont peut-être tout compris à l’existence et nous / je veux dire tous les autres / rien du tout — vendre sa force de travail ou son cul au fond quelle différence ça fait ? — je lui disais pour rire « moi je transporte mes clients à l’aéroport et toi au septième ciel » — mais qu’on soit chauffeur de taxi ou pute on ne fait jamais que le nécessaire pour survivre — ni l’un ni l’autre n’emmène quiconque au Paradis
POUR VOIR
Ted est photographe. Dans le train qui le ramène d’une exposition rétrospective à l’étranger (célébrant son soixantièrme anniversaire), il se fait passer à tabac et en réchappe de peu. Quelques années plus tard, il lui semble reconnaître en Salomé, sa nouvelle modèle, une jeune femme qui l’a visité quotidiennement durant son coma. Carrie, son épouse, reconnaît quant à elle dans cette nouvelle accointance les circonstances de leur propre rencontre, quarante ans plus tôt.
vous êtes vivante — c’est ça que j’ai pu voir sur la page du magazine en dépit de la photo exécrable — j’ai vu que même une photo exécrable ne parvenait pas à vous changer en chose morte — ce que vous avez que même une photo exécrable ne peut pas vous piquer / ce que vous avez que je n’ai plus / voilà ce que je voudrais saisir
QUI SUIS-JE ?
Sur la table de dissection d’un institut de médecine légale, un individu non identifié renâcle à livrer ses secrets, petits et grands.
je n’ai pas aimé aimer mais j’ai aimé y croire — je vous dis tout mais je ne vous apprends rien — me voici à poil comme Diogène qui n’entrait dans les théâtres qu’une fois le spectacle terminé
YO LO VI
Alors qu’elle couvre le conflit syrien, Johanna, grande reportrice, est mortellement blessée par l’explosion d’un camion piégé conduit par une jeune combattante islamiste. Tandis qu’il la photographie sur son lit d’hôpital, Frank, son ex-compagnon, se remémore les moments de leur vie commune, jusqu’à leur rupture récente. Peu de temps avant l’attentat, un cinéaste vient en Syrie proposer à Johanna d’être le sujet de son prochain documentaire.
j’ai vu son visage derrière le pare-brise derrière le volant derrière ses mains cramponnées de kamikaze — et j’ai pensé / mais comment aurais-je pu penser quoi que ce soit ? — j’ai entraperçu son visage et j’ai / ah oui explosé — et c’est cela qui m’est resté en tête comme une pensée — et davantage qu’une pensée / une révélation / ce que les anglais nomment insight / vue intérieure — soudain là tout de suite tu SAIS / même si tu ne sais pas nommer ce savoir / ce jour qui t’avale — le blast est ce léviathan de lumière qui t’engloutit et t’emporte à vitesse supersonique dans ses abysses — puis la nuit tombe sur cette lumière et s’emploie à t’anéantir
N’IMPORTE QUI
La patronne d’une petite entreprise de transport planche tard le soir sur ses comptes. Survient un homme dont elle n’a pas cru bon de retenir la candidature au poste de comptable…
je vous regarde comme je regarderais n’importe qui d’autre – je suppose que vous allez me dire que vous n’êtes pas n’importe qui ?
TROU NOIR
Un meurtre ordinaire dans une ville moyenne. Aussi banal qu’épouvantable. Aussi épouvantable qu’inévitable, précisément parce qu’il était écrit dans la fiction sociale que ces deux-là ne pouvaient pas, ne devaient pas se rencontrer.
parce que vous ne voyez pas ce que je vois — quand vous voyez un caillou ou un arbre vous ne voyez rien — je suis du côté des cailloux / vous du côté des routes et des cimetières — je pousse entre les arbres / vous ramassez les feuilles — vous ne voyez pas qu’un jour tout le monde vivra comme moi — ce n’est pas pour demain mais ne vous en faites pas ça vient
D’ICI À NULLE PART
Jorina et ses parents, Ucan et Renata, saisissent l’opportunité de l’ouverture momentanée des frontières de leur pays pour prendre le chemin de l’exil. En Allemagne, dans un centre d’accueil de migrants, Jorina fait la connaissance de Werner, un travailleur social qui va devenir son mari. Après le décès d’Ucan, secrètement très malade depuis leur départ, Renata renonce à émigrer et revient dans son pays d’origine. Un été, Jorina en visite lui apprend que Werner et elle ont divorcé, qu’elle attend un enfant, qu’elle compte l’élever seule — et qu’elle a décidé de faire souche en Europe.
durant la première nuit que j’ai passée avec Werner j’ai rêvé que je creusais un abri dans une clairière au milieu d’une forêt immense — des chasseurs passaient avec leurs chiens et ils me demandaient ce que je faisais — je leur expliquais que je comptais habiter sous terre et je leur en vantais les avantages — ils se moquaient de moi et l’un d’eux qui avait l’âge de mon père m’expliquait qu’un trou de cette sorte dans la terre s’appelle une tombe / et j’ai soudain réalisé que j’étais tout bonnement en train de creuser la mienne — graben nicht dein Grab ! ne creuse pas ta tombe ! — bouclez vos valises / quittez vos mouroirs !
L’INTÉRESSÉE
Léa, Franck et Victor se déchirent à propos de leur mère : faut-il ou non la placer en maison de retraite ? Brutalement mise à nu par le conflit, la fratrie doit affronter à découvert les secrets, les dénis et les zones grises de l’histoire familiale.
pour ce qui est de déconner nous ne craignons personne — nos histoires d’amour-désamour aussi absurdes que nos frénésies de papa-maman — nous nous cramponnons à tout ce qui nous échappe et nous laissons filer tout ce qui passe à notre portée — nous n’avons pas appris à vivre — nous faisons la paix aux enterrements de ces étrangers que nous appelons nos proches — nous parlons pour renouer des liens imaginaires et nous déconnons à pleins tubes
DEUX PETITES VAGUES
Stéphane, magistrat, a trouvé en Mina — une escort qu’il fréquente depuis quelques années — , la solution à ses vélléités suicidaires.
non seulement je n’ai aucun amour-propre mais je me déteste avec une intensité qui te sidèrerait si seulement tu pouvais en prendre la mesure — c’est une expérience étrange de vivre une existence entière en compagnie d’un être pour lequel on n’éprouve que de l’exécration — en fait je n’existe pas — j’ai vécu cinquante ans dans l’ombre d’une créature qui m’est devenue insupportable — respiré mangé chié fait carrière baisé dans la peau d’un personnage exécrable / sous une identité que je n’assume plus — bref / à défaut de divorce / puisqu’il paraît qu’on ne saurait divorcer de soi-même / j’ai opté pour la séparation de corps
SUR LA PIERRE SÈCHE
Sean et Robert sont membres d’une milice frontalière, au sud des États-Unis. Une nuit, alors qu’ils ont repéré dans le désert la présence d’un migrant clandestin, les deux chasseurs sont brusquement changés en proie.
nous veillons à ce que tout le monde comprenne bien le sens du mot « frontière » — le monde a perdu ses marques — j’étais ange chien dans le système — système des no man’s land et système des murs — mais un mur ne vaudra jamais un patriote armé d’un pick-up truck et d’un fusil à lunettes et d’une lampe torche et d’une paire de jumelles à infrarouges — j’étais un patriote armé je n’étais pas un mur / pas un nervis en armes / mais un homme dans son droit / homme de la ligne droite — géomètre diplômé / homme des tracés et des bornes — OK failli et désormais chômeur surendetté mais non moins patriote — je fumais du shit je baisais des putes — ivrogne et voyou sur les bords mais homme des limites-à-ne-pas
A GOOD STORY
À l’heure où 300 millions d’électeurs sont appelés à désigner le premier Président des États-Unis d’Europe, Jan Smrt, donné ultra favori par les sondages, tire des plans sur la comète…
a good story / voilà ce qui manquait pour faire la différence – les gens vont adorer – au fait il y a combien de vrai là-dedans ?
C’ÉTAIT ÉCRIT
Durant trente années, Jacques séquestre et asservit sexuellement sa propre fille, Maria, qu’il a eue avec son épouse, Maria-Angelina. De cette relation, naît Angelina — fille consanguine. Quand cette dernière fête ses 15 ans, Jacques porte son dévolu sur elle, et l’engrosse à son tour.
Tombée gravement malade, Angelina, qui a maintenant 25 ans, doit être hospitalisée. Une enquête est diligentée, Jacques est confondu. Tandis qu’il attend son procès en maison d’arrêt, les trois femmes sont prises en charge par un service hospitalier.
quand Angelina est venue au monde il l’a aimée comme si elle avait été sa propre fille — je veux dire elle était sa fille naturellement mais il aurait pu faire comme si elle ne l’était pas — l’acte de naissance portait la mention « de père inconnu » — je n’avais bien sûr aucun doute sur l’identité de ce soi-disant inconnu mais je le savais comme on respire / sans avoir conscience de respirer — ce savoir coulait dans mes veines / il n’était pas un de ces savoirs durement acquis par enquête ou apprentissage — il était / et cet « était » faisait comme une masse morte
LE PAYS DES FEMMES
Depuis le début du XXIe siècle des milliers de femmes mexicaines ont été violées, torturées et assassinées. Une anthropologue européenne enquête sur l’un de ces féminicides. L’enquête dramatique reconstitue un scénario plausible. Mais l’ombre portée du drame grise les contours de la bonne conscience européenne incarnée par l’enquêtrice.
vous cherchez des coupables / dit le Diable / vous ne trouverez que des rumeurs / des ombres fuyantes / de faux aveux et des dénonciations calomnieuses — vous ne trouverez que des des fils de putes de nulle part — dans le désert au soleil couchant vous ne débusquerez que votre ombre — écartez donc les bras et regardez ce qui vous attend — dans les bouges de la ville vous ne trouverez que des gueules tordues pour vous cracher entre les bottes — et dans les rues le regard éloquent des narcos en virée dans leur cabriolet rouge à 1 million de pesos — et à la sortie des usines les signes de croix et les surdités de toutes celles qui sont en âge d’être retrouvées un jour à poil et dépecées parmi les immondices
LES LIMITROPHES (métathéâtre 2)
Nouveau projet théâtral écrit et mis en scène par Max. Athènes, la nuit. La déesse Athéna fouille les poubelles d’un palace. Quelques heures plus tard, un attaché culturel d’ambassade, sortant promener son insomnie, enjambe son corps inanimé devant l’entrée de son immeuble…
nous traçons la limite et nous jouons avec elle — nous ne disons pas « voici le monde » ou « voici à quoi ressemble le monde » mais « rejouons le monde en partant des limites » / des limites et non pas du centre — reconsidérons le monde depuis son bord — comme des gamins qui considèrent la mer assis sur la jetée
Les 18 plateaux du 2è tome :
L’INCENDIAIRE
La « femme sans nom » est immigrée clandestine. Elle témoigne devant la caméra d’Elsa, documentariste, et de son chef-opérateur, Chayton. Visitant Chayton en songe, elle retisse les liens de ce dernier avec son grand-père, Ciqala — un indien dakota. Devenu incendiaire, « en guerre contre l’État », Chayton apprend en prison de la bouche d’Elsa le suicide en centre de rétention de la femme sans nom.
« quand je marche dans vos rues dans vos villes je me sens comme un objet urbain / un banc un panneau indicateur une poubelle — les policiers arrêtent les êtres humains pas les poubelles ou les bancs publics — si je me sens comme un être humain je suis en danger — donc je me change en chose et je suis le cours de la foule — si j’étais un bateau ce pourrait être noble mais je suis une bouteille de soda qu’on boit sans y penser avant de la jeter dans le fleuve depuis un pont — je suis très orgueilleuse à mes heures mais je me vois comme un déchet — un déchet inutile et polluant — tout à fait invisible parmi les monceaux de déchets que recrache la ville »
LA NATURE DE L’ORDURE
Le 3 juin 1968, Valerie Solanas, autrice du SCUM Manifesto (Society for Cutting Up Men – Association pour tailler les hommes en pièces) pénètre dans les bureaux de la Factory, à New york, armée d’un pistolet. Elle tire sur les trois hommes présents, blessant très grièvement Andy Warhol, et superficiellement le compagnon de celui-ci, le critique d’art Mario Amaya.
« ma première machine à écrire m’a été offerte par le type qui me tenait lieu de beau-père après le divorce de mes parents — la machine a fait son apparition dans ma vie en même temps que sa bite — comble d’ironie je suppose que la machine à écrire achetait mon silence »
LE GRAND PATAQUÈS
L’ambassadeur Kalmann est auteur de polar à ses heures. Picoleur et libertin, il devient un temps l’amant et le concubin de la jeune Léna — qu’il a connue stagiaire, dans une ambassade africaine. Un de ses romans devant faire l’objet d’une adaptation cinématographique, Kalmann, désormais en poste à Malte, invite le futur réalisateur dans sa résidence de La Valette, et l’abandonne aux bons soins de Léna.
« sommes-nous encore ensemble ? — je me souviens de la définition de Georg Cantor apprise au collège — « par ensemble on entend toute collection grand M d’objets petit m de notre intuition ou de notre pensée / définis et distincts / ces objets étant appelés les éléments de grand M » — Les Éléments de grand M ! / ça ferait un putain de titre de roman non ? »
TIE BREAK
Comme un film, ou un match de tennis, l’existence comporte un début, un milieu et une fin — « mais pas forcément dans cet ordre » (dixit Godard.) À 45 ans, Perrine endure un cancer de l’utérus avec la quasi-certitude de sa mort prochaine. Fascinée par le tennis, elle visionne en boucle le tie break de la 1/2 finale 2011 de Roland Garros, qui opposa Roger Federer et Novak Djokovic, après 3h40 de combat acharné.
« avant tu avais un homme aujourd’hui tu as un cancer — la cellule amoureuse se divise indéfiniment — amour-tumeur — mais c’était quand l’amour ? — l’amour c’est toujours avant — avant les implications amoureuses — et ce qu’implique l’amour n’est déjà plus l’amour — mais c’était quoi l’amour ? — un sentiment — un ressenti — ressentiment »
MEURTRE SANS SUJET (métathéâtre 3)
Le samedi 16 novembre 1980 le philosophe Louis Althusser étrangle à mort Hélène Rytmann, son épouse, dans leur appartement de fonction de l’École Normale Supérieure de la rue d’Ulm, à Paris. En quête de justice et de justesse, le Théâtre Anatomique réouvre sur scène le dossier de ce « meurtre sans sujet » — à tout le moins sans auteur ni coupable, puisque le philosophe a été jugé pénalement irresponsable.
« il y a plusieurs hypothèses — suicide altruiste / ma femme ne voulait-elle pas mourir ? — meurtre de la mère / ma femme n’était-elle pas ma mère ? — meurtre du père / ma femme n’était-elle pas quelque part mon père ? — meurtre du communisme / ma femme n’avait-elle pas été mon initiatrice au combat communiste ? — mon propre meurtre / ma femme n’était-elle pas l’être que je chérissais le plus au monde ? — meurtre de mon analyste / ma femme n’était-elle pas en cure avec lui ? — meurtre de la philosophie / un imbécile a commis un graffiti à ce sujet sur le mur de l’école / « LE PHILOSOPHE MARXISTE A TOUJOURS RÊVÉ D’ÊTRE UN TRAVAILLEUR MANUEL »
MONUMENT PUBLIC
Dans le Musée d’Art Contemporain où ils se sont rendus ce dimanche après-midi, Brice et Béatrix pénètrent dans une salle qui accueille une installation : une cinquantaine de personnes sont assises sur des gradins de théâtre et dévisagent en silence les visiteurs.
« l’art ça consiste à se jouer du réel — et le réel c’est la métamorphose — mon agent immobilier devient mon amant qui devient le père de mon enfant qui devient mon ennemi mortel — la mer se métamorphose en tempête qui se métamorphose en naufrage — quoi de plus réel qu’une mer ? / quoi de plus réel qu’une noyade ? — lors d’une sortie en voilier mon ennemi mortel dessale en mer — quoi de plus réel que la disparition d’un être haï ?«
TEMPS MORT
Abel aura passé les deux tiers de sa vie adulte en prison. Dans sa cellule mentale, coexistent le jeune homme qu’il était lors de son premier séjour en prison, le taulard endurci et amer qu’il est devenu au fil des ans et des incarcérations, et le sexagénaire taquinant la métaphysique, à l’heure de son ultime élargissement.
« durant toutes ces années il n’y a pas eu un seul jour où je n’aie pas regretté d’être celui que je suis devenu plutôt qu’un certain nombre d’autres que j’ai vu devenir ce qu’ils sont / et que je ne serai jamais — après quand je vois à la télé à quoi s’est mis à ressembler le futur / je me dis que j’aurais eu meilleur compte à prendre le temps de faire quelque chose de ma vie / plutôt que de la perdre à me prendre la tête avec tous ceux qui me prenaient pour ce que je n’étais pas »
SYLVIA PLATH A TROUVÉ LES MOTS
Julie vient de sortir de la prison où elle a été détenue durant 15 ans pour le meurtre du compagnon de sa sœur Jackie, devenu son amant. Justine, la fille de Jackie, est aveugle. Encouragée par Julie, elle cherche à s’émanciper de la tutelle de sa mère, en dépit de son handicap. En prison, Julie a découvert l’œuvre de Sylvia Plath. Ses poèmes l’ont aidée à survivre et lui ont donné la force de mener des études supérieures. Aujourd’hui diplômée en logistique humanitaire, elle s’apprête à rejoindre une ONG au Nigéria. De l’autre côté des mots, des projets affichés et des conversations convenues, continue de se dérober — mais pour combien de temps encore ? — la vérité sur la mort du père de Justine, et sur la vie qui croît en secret dans le ventre de cette dernière.
« l’aveugle ne voit pas les visages mais elle voit les mots — je vois les mots tomber entre vous deux et s’esclaffer comme des fruits pourris — ne faites pas semblant de croire que le vent se lève — les mots tombent de l’arbre parce qu’ils sont morts — pour me désennuyer j’écrirai un poème sur l’ennui — je m’adresserai à lui et j’écrirai « tu pèses sur mon ventre et sur mes épaules » — je dirai que l’ennui a une gueule / qu’il a une masse et une vitesse — poème / problème — équation bourrée d’inconnues écrite par une inconnue — ce sera mystérieux ce sera bizarre ce sera moi — moi et l’ennui / moi et l’ennui de moi / moi et l’ange de l’ennui »
LES YEUX DE LA TÊTE
Ingrid Bonhomme a fait fortune en commercialisant une méthode « révolutionnaire » de résilience et d’affirmation de soi. Léa, jeune et très séduisante stagiaire, chaque jour un peu plus proche de la directrice, menace le pouvoir de Christine, collaboratrice de (trop) longue date d’Ingrid Bonhomme. Cette « réplique » fictionnelle du crime des sœurs Papin (le 2 février 1933, au Mans, Léa et Christine Papin, employées de maison, assassinent et mutilent leur patronne, Mme Lancelin, et sa fille Geneviève.) rejoue l’incoercible besoin des esclaves de se soustraire au regard de leurs maîtres — fût-ce en leur arrachant les yeux.
« Madame Ingrid a pris la p’tite Léa pour une conne — mais ce n’est pas le pire / le dernier mec qui m’a baisée m’a aussi prise pour une conne — à l’heure qu’il est il doit boire des coups en racontant à ses potes comment cette petite conne de Léa s’est laissée prendre à son baratin à deux balles — ce qui n’est pas passé c’est qu’elle m’ait prise pour une ordure — les ordures sont persuadées que tous les autres sont des ordures »
L’INCROYABLE DÉFI
Jeannot Leroy s’apprête à battre en appartement le record de traversée de l’Atlantique à la rame, (détenu depuis 1980 par Gérard D’Aboville, qui avait parcouru les 5200 kilomètres en 71 jours.) Coaché par sa mère et sa grand-mère, le jeune champion s’est préparé très sérieusement. Après avoir ramé en solitaire durant un mois et demi dans son garage, relié à son entourage par un dispositif vidéo, Jeannot est contraint de renoncer : une tendinite à l’épaule et une inflammation du périnée ont eu raison de ses rêves de record et de gloire. Il abandonne, ingurgite un litre de vodka et fait un coma éthylique au volant de sa voiture, laquelle achève sa course dans une vitrine de restaurant… Cabossé mais sauf, Jeannot se demande à quoi peut bien ressembler ce qu’on appelle « la vraie vie ».
« je rame droit mais je pense en zigzags — je papillonne / je ne m’arrête sur rien — est-ce que je sais seulement ce que je pense ? — à l’entrainement je m’oblige quelquefois à penser à la mer — je me vois en train de ramer au milieu de l’Atlantique — à endurer les baquets de flotte glaciale et salée que me balancent les vagues — je ferme les yeux / je rame de plus belle et je pense « sauve ta peau Jeannot / rentre à la maison » — quand vous ramez toute la journée dans un garage vous pensez au grand large / vous pensez aux aurores boréales / vous pensez à cette immensité et vous pensez à l’impossibilité de penser à tout ce qui se passe dans les moindres recoins de la planète et de l’univers au moment même où vous pensez en ramant — et ça vous file le vertige — alors vous pensez APPUI / DÉGAGÉ / REPLACEMENT / PRISE D’EAU — APPUI / DÉGAGÉ / REPLACEMENT — et ainsi de suite / à l’infini »
MALGRÉ TOUT
Suite à l’invasion militaire de leur pays, les femmes restées en ville sont victimes de viols systématiques par les soldats de l’armée d’occupation. Elvira décide de jouer son va-tout en devenant la maîtresse d’un officier ennemi, afin de bénéficier de sa protection. Lors de la contre-offensive, l’officier est fait prisonnier et condamnné pour crime de guerre.
« je me dis que l’anéantissement de l’espèce est au programme de toutes les sociétés humaines / mais que la chaîne vitale est plus forte que les forces mortifères qui nous assiègent — et je pense aussitôt qu’une telle pensée a quelque chose de mièvre et de naïf — et aussitôt après je pense que je me fiche éperdument de savoir ce qu’il convient de penser de ce genre de pensée / puisqu’elle me rassérène et me console / et me donne le désir de continuer à vivre — c’est qu’une telle pensée dessine quelque chose de plus grand que moi / de plus grand que nous / de plus grand que l’humain »
CHAIR DE MA CHAIR
Aux Cortes, le député madrilène d’extrême-droite Cristóbal de Soriano ferraille contre un projet de loi légalisant l’avortement. Pendant ce temps, dans la demeure familiale, un évènement tragique exacerbe jusqu’à l’intenable secrets et contradictions.
« je me suis jetée sous le métro dans la station Gran Via sur le quai de la ligne 5 en direction de Casa de Campo — juste avant de courir à la rencontre de la rame qui entrait en gare j’ai demandé l’heure à une femme obèse qui consultait l’écran de son smartphone — 8h32 — puis le monde a explosé »
LES FAUVES BLESSÉS
Rencontre entre une desperada libertaire, co-autrice d’un passage à l’acte catastrophique ayant causé la mort de 5 personnes, et un jeune flic « lucide et désespéré »…
« tu arbores ta jeunesse comme une blessure de guerre — tu frissonnes d’épuisement et de trouille — je peux prendre la mesure de ton extrême fragilité — une toute jeune fille anéantie que les journaux du matin baptiseront « la tueuse de flics »
ON A GAGNÉ !
Au cours des années 1970, les services secrets du Chili, de l’Argentine, de la Bolivie, du Brésil, du Paraguay et de l’Uruguay ont mené conjointement une campagne de répression et d’assassinats des opposants aux dictatures d’Amérique Latine.
En Argentine, près de 5 000 opposants à la junte militaire ont ainsi « disparu » lors de leur incarcération dans les nombreux centres de détention alors en activité, et en particulier dans le plus importants d’entre eux, aménagé dans les locaux de l’ancienne Escuela Superior de Mecánica de la Armada (ESMA), où Rafael Pereyra dit El Lobo (Le Loup) s’apprête à interroger sous la torture le jeune étudiant en médecine Ruben Simeone, arrêté pour détention de propagande subversive.
« je pense à tous ces fumiers libres comme l’air et amnistiés durant un quart de siècle au nom du nécessaire « point final » et de « l’obéissance obligatoire » — une fois j’en ai tenu un sous mon bistouri — je t’avouerai que j’ai été très tenté de commettre une maladresse chirurgicale irréparable »
IMMIXTION BECKETT
« L’amour, disait Jacques Lacan, c’est donner ce qu’on n’a pas à quelqu’un qui n’en veut pas. » C’est la première fois qu’Alice et Daniel ont recours aux services d’un psy. Sans doute espèrent-ils tous deux trouver dans le cabinet du thérapeute conjugal la solution à leurs problèmes de couple. En tentant de reprendre la parole en leur nom propre — et non plus par l’entremise de Samuel Beckett…
« nous boxons contre nos ombres respectives en faisant semblant de les prendre pour l’autre »
MAUVAISE TÊTE
Pour sauver son épouse de la mort cérébrale à laquelle la condamne une mauvaise chute dans l’escalier de leur pavillon, Robert Tison donne son accord à une greffe intégrale de tête. Le donneur est un chauffeur-livreur d’une soixantaine d’années…
« j’ai l’impression que tu parles de chocolat — qu’importe le ballotin pourvu qu’on ait la truffe ! »
JE EST UN AUTRE
« La vraie vie est la double vie », notait Stefan Sweig, qui ne regrettait rien tant que d’avoir publié sous son propre nom. Pour l’heure, le traducteur jusqu’à présent connu sous le nom de Benno Zweimann, fraîchement débarqué du Mexique, s’entretient avec Iris Lintade, son éditrice parisienne.
« tout bienséants que nous soyons nous flirtons passionnément avec la démence — et sinon la démence du moins l’abîme — nous nous abîmons mon cher Gary / ce qui est du reste la façon de vivre la plus répandue — alcool tabac / drogues diverses / amours malheureuses — et schizoïdie »
COULISSE (métathéâtre 4)
La petite équipée du Théâtre Anatomique, défendue vaille que vaille par Max, son directeur artistique, fait l’expérience périlleuse et douloureuse des « violences au sein des alliances »…
« charme rompu — tout à coup ça ne te dit plus rien / ça ne te parle plus ne te chante plus — ton désir de théâtre trop manifestement indésirable — le désamour du prince te coupe l’appétit »
Les 18 plateaux du 3è tome :
STRING TRIO
Il y a trente ans, Kees, violoncelliste, a créé un trio à cordes se consacrant au répertoire moderne et contemporain. Plusieurs altistes et violonistes se sont depuis lors succédés à ses côtés. En ce jour de travail ordinaire, Mark et Gerda, partenaires de Kees, sont bien loin d’imaginer que la répétition va se conclure par la démission de ce dernier, décidé à renoncer définitivement à la musique.
quand je travaille l’instrument chez moi j’ai l’impression de jouer pour Ulysse / attaché au mât de son bateau / seul homme à bord dont les oreilles n’aient pas été bouchées avec de la cire — je vois Ulysse m’écouter et me regarder — il me regarde / moi la sirène joueuse de violon / il écoute sa mort — et moi je regarde le bateau passer son chemin / lent et solennel comme un convoi mortuaire
LE CATÉCHISME DE L’AMOUR
Maud et Léo sont séparés depuis une dizaine d’années. Léo vit désormais avec Klaus, artiste peintre d’une soixantaine d’années. Lors du divorce, Maud avait obtenu la garde de leur fils Jérôme ; mais l’homme dont elle partage depuis peu l’existence ne s’entend pas avec le garçon, aujourd’hui adolescent.
Léo m’en veut de lui avoir soustrait la garde de son fils par des moyens déloyaux — Jérôme lui m’en veut de partager la vie d’un homme qui lui en veut d’être comme il est / et qui m’en veut à son tour de défendre mon fils — et je leur en veux à tous les deux de ne faire aucun effort pour surmonter leur inimitié réciproque — tout le monde en veut à tout le monde d’être comme il est / et à la réalité d’être ce qu’elle est / et à l’amour de ne pas être ce qu’on aimerait qu’il fût
ASSEZ VU
Warren est propriétaire-gérant d’un motel, dans lequel il trouve à satisfaire ses penchants voyeuristes. Alors qu’il épie un après-midi un couple de jeunes gens, une tentative de viol le contraint à quitter sa cachette et à divulguer sa passion secrète.
je me vois comme un braconnier — il y a ces longs moments d’affût et d’attente / toute cette patience — j’ai quelquefois été comblé par la beauté et la sensualité de mon gibier mais la plupart du temps la chair est triste et je tire mon plaisir de la seule transgression — j’éprouve une véritable îvresse à m’introduire par effraction dans ces intimités et à les scruter jusque dans leur plus profonde solitude
IN VIVO
Elles sont taularde, fille lesbienne de petits bourgeois ou impétrante ingénue d’un casting de cinéma. Elles se battent chacune à leur manière pour tenter d’imposer leur projet de vie face aux représentants de l’ordre des choses. Leur arme secrète, leur force — mais également leur problème : elles sont enceintes.
— pour aider les gens à mettons réussir leur vie il faut avoir soi-même atteint un certain équilibre
— comme vous quoi
— je suis quelqu’un de tout à fait ordinaire
— qui passe sa vie à dire quoi faire aux gens dans mon genre
— je ne sais pas ce que ça veut dire « les gens dans votre genre »
— les gens qui font pas ce que vous voudriez
DEVANT SOI COMME UN TROUPEAU D’OIES
Jean-François Lemans, ex cadre commercial, saisit l’opportunité d’une retraite anticipée pour tenter d’assouvir sa vocation de romancier. Coaché par l’auteur à succès Ronan Kraft, son idéal du moi littéraire, il ne parvient cependant à rédiger qu’un incipit nombriliste, peu susceptible de déclencher l’enthousiasme de son éditrice – même imaginaire…
« tout ce qui vit veut être vu » — quelqu’un m’a dit ça l’autre jour pour se justifier de Dieu sait quelle ostentation — « mais / lui ai-je dit / qu’est-ce que vous faites des phasmes ? / vous savez ces insectes qui imitent les brindilles ou les feuilles mortes pour échapper à leurs prédateurs — être vu c’est être pris — pour survivre il faut apprendre à se rendre invisible / devenir transparent »
SELFIE
À l’issue d’une master class du ténor de renommée internationale Oscar Müller, Carlo, baryton, et Daphné, mezzo-soprano, font un selfie aux côtés du maestro.
ce n’est pas nous qui faisons semblant mais l’objectif qui fait semblant de nous voir pour ce que nous sommes / quand il ne capte que ce que nous voulons lui faire voir — nous sommes les héros calamiteux d’une épopée immobile / immobile et banale — instant d’une épopée banale voilà ce que dit le selfie — nous ne sommes nulle part puisque nous sommes partout / et nous ne sommes personne puisque nous sommes n’importe qui
LE TÉMOIN
Julien a été pris en otage au Moyen-Orient en compagnie d’un journaliste américain, égorgé en sa présence avant que lui-même ne soit rendu contre rançon aux autorités de son pays. La veuve de son compagnon d’infortune ne cesse de s’interroger et d’interroger Julien sur la plausibilité de son témoignage.
tu sais que tu as vu Paul à genoux les mains liées dans sa tenue orange / que tu l’as vu vivre ses tout derniers instants / mais tu ne le revois pas mourir — tu te souviens de l’avoir vu / mais la vision est perdue — tu as vu les images vidéo de Paul mort / la tête tranchée de Paul posée en travers de sa poitrine — tu te souviens que la deuxième caméra était placée tout à côté de toi — tu as donc nécessairement vu ce que la caméra a enregistré / tu ne peux pas ne pas l’avoir vu — tu as vu ce que tu as vu puis tu ne l’as plus vu — puis tu as vu la vidéo — video / « je vois » en latin — « voir une vidéo » / voir ce que je vois / ou voir que je vois
LA POUSTINIA
Depuis qu’il a pris sa retraite d’enseignant, Karl vit dans une « poustinia », un ermitage minimaliste perdu en forêt. Lars a été l’un de ses étudiants. Resté lié d’amitié avec son ancien professeur, il lui rend visite avec Minna, sa compagne. Cette rencontre initie un trio amoureux, ponctué de quitteries et de retrouvailles.
ce que Lars ne peut pas ou ne veut pas comprendre c’est que c’est lui qui nous met ensemble — lui qui m’a menée jusqu’à toi et qui t’a tiré vers moi — au début j’ai bien vu que je ne t’intéressais pas — tu me regardais comme une anecdote larsienne — « c’est donc elle la nouvelle petite amie de ce cher Lars ? » — puis tu nous as regardés Lars et moi / tu as surpris nos coups d’œil / nos petites caresses — tu as vu le désir circuler entre nous et tu as convoité ce désir — tu t’es vu dans le tableau et soudain Lars n’y était plus / et voilà que c’était lui désormais qui nous regardait / et il a su alors sans parvenir à le formuler que nous étions déjà séparés lui et moi / que ce ne serait qu’une question de mots / que nous nous parlerions et que nous nous séparerions / et que peut-être nous nous perdrions de vue
LA CRÉATURE
Dix années durant, Kosch a peint Alma, son modèle et amante. Quand celle-ci décide de le quitter, il commande à une fabrique de real dolls (poupées grandeur nature en silicone) une copie qu’il veut croire susceptible de se substituer à l’original.
(Plateau librement inspiré de l’expérience vécue par Oskar Kokoschka, après sa rupture avec Alma Malher, en 1918.)
la présence Kosch / qu’est-ce que la présence ? — qu’est-ce que l’absence ? — le monde n’est pas à tes ordres Kosch / le monde n’a pas été inventé pour te permettre de le peindre / le monde ne pose pas pour toi — peut-on dire d’un vase ou d’un fauteuil qu’ils sont présents ? — peut-on dire d’un mort qu’il est absent ? — tu n’es pas extérieur au monde Kosch — le sang qui coule dans tes veines fait partie du monde — tu n’es pas en face du monde Kosch mais en son sein
PÉRIL FÉCAL
Jana et Pati travaillent pour le compte d’une entreprise de nettoyage industriel. L’une est femme de ménage, l’autre cheffe d’équipe. Jana est à quelques années de la retraite, mais lorsque la direction décide de lui adjoindre Fatou, une nouvelle recrue qui jobe pour financer ses études de biochimie, elle se doute que ce n’est pas seulement dans l’idée d’alléger sa charge de travail…
nous autres femmes de ménage c’est le caca qui nous nourrit — nous passons notre vie à décacaïser le monde / et le monde nous paie pour ça / mal et à contre cœur certes / mais il nous donne tout de même de quoi ne pas crever dans la rue la gueule ouverte — donc moi je suis cacammuniste
KÈSKUNKLOUNE ? (métathéâtre 5)
Le trio du Théâtre anatomique — Max, Judith et Seymour tenant les rôles respectifs du Pr Charabia, de Mâme Voilà, et d’El Zigoto— improvise une farce pseudo-didactique sur la nature du clown.
— une métaphore est une façon de dire une chose en en disant une autre — ça permet de renforcer l’expression — par exemple si je dis « j’ai le cœur brisé » ça ne veut pas dire que mon cœur est brisé
— ah non ?
— non — c’est une façon imagée de dire que je suis triste
— ah bon ?
— c’est plus fort que de dire « je suis triste »
— vous trouvez ?
— la métaphore consiste à désigner une entité conceptuelle au moyen d’un terme qui en signifie une autre / en vertu d’une analogie entre les deux entités rapprochées et finalement fondues
— j’aime bien quand on comprend rien à ce que vous dites professeur
— tiens donc !
— oui on se sent intelligent
MOLOK
Le Bouffon Maléfik improvise en se rasant ses discours présidentiels xénophobes. Une griotte raconte quant à elle l’histoire trop courte de Celuilà, jeune migrant météorique.
Celuila trace à la craie des formes sur les murs — formes étalées en forme d’ailes / formes fermées pelotes gribouillées — l’oiseau-chat avec son jouet / les bandits volants / l’homme-qui-tue avec ses mains de tôle — dans un cimetière de Molok City il a vu toute une famille sortir d’une tombe — l’homme la femme leurs deux enfants sont passés devant lui comme s’il n’existait pas / et Celuila s’est demandé s’il n’était pas mort lui aussi / et il s’est demandé pourquoi les vivants habitaient les tombes des morts
ONE SHOT
Une journaliste a subi des menaces de mort après avoir publié un article ayant notamment entraîné la démission d’un ministre. Vivant provisoirement à l’hôtel sous une fausse identité, elle se consacre à l’écriture d’un roman. Jour après jour, les lignes d’erre du sniper, de sa cible et du témoin potentiel de leur rencontre se rapprochent, jusqu’à se confondre.
difficile dans ma situation de ne pas interpréter les faits les plus anodins comme des messagers annonciateurs du pire — difficile de ne pas voir la mort dans chaque regard / dans chaque corps qui s’approche / dans chaque voiture croisée — difficile de s’empêcher de scénariser chaque moment en cours / séquences plans mouvements de caméra / répétition obsessionnelle du film de mon assassinat / écriture rature littérature — je deviens « elle » / l’actrice de sa propre élimination
CHOSE PUBLIQUE
La Présidente Magdlena Guaira, élue démocratiquement, est démise par un putsch. Réfugiée dans un pays voisin, elle reçoit le soutien du général Esteban Guitterez, ancien responsable des services secrets. Sa fille Sofia, avocate spécialisée dans les affaires de biens mal acquis, accepte de les assister pour engager des actions en justice contre les membres de la junte. Revenue au pouvoir, Magdalena Guaira instaure un régime d’exception qui met un point final à toutes les libertés publiques.
c’est l’histoire d’un triomphe et c’est une histoire triste — je vous parle depuis l’au-delà des faits / comme s’ils ne me concernaient pas — l’exercice du pouvoir méduse les affects — j’ai conscience d’être affectée / partiellement détruite même / mais je veille à garder l’œil sec — ai-je seulement un cœur ? s’interrogent à voix haute mes détracteurs — je leur réplique en faisant taire les mots qui me viennent — la chose publique que je suis devenue ne m’appartient plus
L’OMBRE AU TABLEAU
Trois portraits de la série « some », peints par Joy Taylor, se côtoient dans une galerie. Ils se racontent, s’interrogent et s’interpellent. Échangeant leurs toiles, ils se cherchent en vain une forme d’immanence.
des fois je pense que si je pensais davantage et si je pensais mieux je parviendrais à devenir ce que je ne suis pas / à savoir un être autonome / émancipé du tableau qui l’a fait naître — d’autres fois je pense que si je ne pense pas plus que je ne le fais c’est précisément du fait de ma nature de sujet peint qui ne m’autorise pas à le faire — il se pourrait que je sois en train de converser au téléphone avec Joy Taylor / que je l’écoute ne rien me dire / que je l’écoute m’écouter
LE TROU (métathéâtre 6)
Au cours d’une représentation scénique de la pièce radiophonique de Samuel Beckett All that Fall / Tous ceux qui tombent par le Théâtre Anatomique, Max est victime d’un trou, au cours duquel il délire la mise en théâtre du blackout mental auquel le confronte l’incident.
un vivant tombé du train du temps / qui se retrouve dans la nuit noire le cul sur le ballast au milieu de nulle part / tombé du ciel / tombé de la salle — il se retrouve au milieu de la scène sous les projos / sous les regards du public / et tout le monde semble attendre qu’il fasse ou dise quelque chose — lui n’a pas la moindre idée de ce qu’il pourrait dire ou faire
COTE D’ENFER
Intrigues en abîmes, guerre de tou·tes contre tou·tes sur un plateau de cinéma où l’on tourne un polar, lui-même truffé de règlements de compte.
— Sofiane est une amie Richard / je la connais / elle ne te menacerait certainement pas de porter plainte si tu t’étais contenté de l’inviter à dîner au restaurant — alors remballe tes injonctions comminatoires
— je te sollicite amicalement et toi tu parles d’injonction comminatoire ?
— menaces implicites si tu préfères
— tu te sens menacée ?
— affirmatif
— par moi ?
— et par qui d’autre ?
— alors pour toi le simple fait de solliciter une intercession amicale constitue une menace ?
— j’espère me tromper
— avoue plutôt que tu l’encourages à porter plainte ! — tu n’es pas quelqu’un de loyal
— parce que je refuse de te servir de couverture morale ?
LA DORMITION DE MAGDA SCHWARZ
La photographe septuagénaire Magda Schwarz fait un AVC dans un parc public. Durant plusieurs heures, tandis qu’elle agonise, les passants vont et viennent, des couples se séparent ou se forment, des silhouettes pérorent sur l’état du monde… Tous et toutes ne font que passer, détournant le regard de celle qu’ils croient tout simplement trop alcoolisée pour remonter sur le banc dont elle est tombée.
Magda Weiss est endormie ou bien elle n’est plus
elle se repose ou bien
elle repose
l’herbe pousse entre ses doigts
elle embrasse
la terre à pleine bouche
Les 18 plateaux du 4è tome :
POLYPROTÉOVIRUS
Passé le cap des cinq cent mille victimes en Europe occidentale, les chercheurs ont baptisé Polyprotéovirus l’agent infectieux à l’origine de la pandémie, eu égard à la capacité de celui-ci de multiplier à l’infini les mutations génétiques à la manière d’un virus informatique.
Depuis le box de parking souterrain où il a trouvé refuge, Sven essaye de retrouver la trace de Bo, son ex-compagne, par l’entremise d’une sorcière, d’interlocuteurs imaginaires et de divers prodiges informatiques.
l’histoire du vermisseau qui se prend pour un merle — tu finiras dans ton propre bec mon Sven / dans ton propre bide / dans ta propre merde — nous croyons voler — nous aimons croire que nous volons — rêverie magique du rampant — aujourd’hui il n’y a que le virus à être incontestablement réel et véritable — inimaginable mais non rêvé — le réel c’est quand tu es malade et que tu crèves / agonie si possible douloureuse / atroce — là tu peux dire que les choses sont ce qu’elles sont / ce qu’elles sont et rien d’autre
ICH STERBE
Sorti de prison après avoir purgé sa peine pour un incendie criminel ayant causé la mort de cinq jeunes gens — parmi lesquels son propre fils —, Jef vit ses derniers jours à l’hôpital. Mag, sa fille, qu’il n’a pas revue depuis une vingtaine d’années, lui rend visite. Il sollicite son pardon et lui demande d’intercéder en sa faveur auprès de son ex-épouse.
je ne crois pas à un quelconque au-delà — je crois qu’il n’y a rien après la mort — il n’y a que les vivants / ceux qu’on laisse derrière soi / qui nous enterrent et qui mourront à leur tour / un peu plus tard — la mort ça ne regarde que du côté de la vie — on naît / on grandit / on vieillit / puis on cesse de vivre parce qu’on a épuisé son capital vital — on claque parce qu’on a tout claqué / jeté la vie par les fenêtres — on meurt les poches vides / toujours / même les riches
LE RIRE DE DÉMOCRITE
Susy, philosophe, et Louise, médecin, sont respectivement les mères biologique et génétique de Zoé, attachée de presse. Diagnostiquée schizophrène, Suzy fait l’objet d’un internement psychiatrique, tandis que Louise se bat contre un cancer qui l’emportera un an plus tard.
L’idiot rit de sa propre idiotie / le fou de sa folie / de ce qu’il voit tout mais sans rien comprendre — c’est un rire ouvert / nullement sarcastique — tout à coup tu comprends que tu ne comprends rien / que personne ne comprend rien à rien (…) nous sommes risibles parce que nous pensons sérieusement que le monde est un jardin et que nous l’observons à travers la baie vitrée de notre séjour climatisé
SA CHOSE
Jeune interne en médecine, Fred est amené à examiner madame X, manifestement victime de violences conjugales. Cette rencontre réactive un questionnement jusqu’alors soigneusement occulté au sujet du suicide de sa propre mère.
au service des urgences de l’hôpital je vois défiler à longueur de nuits toute la misère du monde / sans toutefois parvenir à établir le lien entre son propre univers et ce monde de naufragés / sans voir en somme ce qui me crève les yeux — nous croyons toujours regarder le monde en spectateurs / et « le monde » est toujours pour nous le monde des autres — nous dégoisons à propos des « gens » comme s’il s’agissait d’une peuplade exotique aux mœurs étranges et déplorables — « les gens » ne comprennent rien à rien — « les gens » sont dénués de morale — « les gens » sont dégoûtants
R.I.P.
Aline fait le tour des établissements de la région pour valider son dossier de recherche d’emploi. Dans une entreprise de pompes funèbres, elle dérobe une urne funéraire contenant les cendres d’un suicidé qui n’ont pas été réclamées par sa famille. Alors qu’elle s’apprête à les disperser en forêt, elle fait la connaissance du défunt .
je suppose que tu as déjà dû éprouver ce vertige spécial qu’on chope en prenant la pleine mesure de l’absence de nécessité de notre existence — je n’ai pas tellement de mal à m’imaginer que ce type de vertige puisse s’avérer mortel — les gens sujets au vertige physique peuvent se tuer en tombant d’un petit escabeau — (…) j’ai une peur bleue de me retrouver ouvrière d’abattoir / caissière ou femme de chambre — peut-être plus peur encore de devenir femme au foyer / mariée / mère de trois adorables bambins qui me pomperont toute mon énergie et m’empêcheront de penser et de me prendre la tête avec toutes ces conneries — en fait je ne cherche pas une solution / j’aime mon mal-être même s’il me pourrit l’existence
LA PARENTHÈSE
Neige et Christiane, détenues, travaillent comme « auxis » à la bibliothèque de la prison. Une éditrice propose à Neige, qui écrit de la poésie, de publier son premier recueil et de faciliter sa demande libération conditionnelle en l’embauchant comme aide-ménagère.
tu n’es pas libre parce que tu peux écrire que tu es libre mais parce que tu es libre d’écrire ou pas / et que tu es libre d’écrire ce qui te chante — « ce qui te chante » / c’est bien ça oui / ce qui te chante
LA NUIT DU MONDE
Une sociologue enquête sur la torture en confrontant bourreaux et victimes. Au cours de ses recherches, elle découvre des documents établissant que son propre père a pratiqué la torture durant la guerre d’Algérie.
comment pourrais-je faire coïncider l’image du tortionnaire sadique avec celle de l’homme que je connais comme étant mon père ? — comment pourrais-je admettre que l’homme qu’enfant j’aimais le plus au monde a passé une partie de sa vie vingt ans avant ma naissance à torturer à violer à violenter et à détruire des êtres humains ? — (…) je sais très précisément ce qu’il en fut mais je ne l’admets pas — et c’est en large part pour élucider cet inadmissible que j’ai entrepris mes recherches actuelles
LE RÉVEIL DU FANTOCHE (métathéâtre 7)
Le trio du Théâtre Anatomique improvise sur des canevas de fiction mettant en scène un jeune soldat dans une armée d’occupation : un condamné de droit commun est gracié en contrepartie de son enrôlement ; un nationaliste, fanatisé par l’assassinat de son père, demande à être muté en première ligne ; un objecteur de conscience finit par accepter de s’enrôler devant la menace d’un nouveau séjour en prison ; un déserteur en cavale débarque nuitamment chez sa mère…
la guerre n’est peut-être pas un truc pour nous / mais nous sommes tous des trucs pour la guerre — être ou ne pas être tueur / être ou ne pas être tué — l’état de guerre est perpétuel / sauf que pas toujours avec des trucs en fer qui vous percent la peau et vous tuent — tout se désagrège / « dégâts collatéraux » expression imbécile / tout est dévasté / rien n’est à côté
LOIN
Agathe, Jimmy et Manuel ont quitté les voies de la normalité sociale : Agathe a disparu sans laisser de traces ; Jimmy joue les hikikomori (ermite internet) dans le grenier de son père ; Manuel mène la vie d’un survivaliste, au milieu de nulle part…
personne ne laisse de vide derrière soi / il n’y a pas de place vacante / personne ne manque — tout ça / « vide » « vacance » « manque » / ne sont que des mots pour tenter de conjurer le fait que nous serons absents à notre propre disparition puisque la mort nous révoquera en tant que sujet — ce n’est pas nous qui mourrons / qui manquerons à l’appel — seul le présent s’absente / disparaît / s’évapore
I.M.V.
Adèle est hospitalisée suite à une intoxication médicamenteuse volontaire (IMV). Pour Raphaël, le psychiatre qui la prend en charge, le problème est moins à chercher du côté d’Adèle que de sa famille — voire de l’hôpital lui-même…
la grande aventure de la vie n’a pas de visage / pas de nom / pas de substance — la grande aventure de la vie c’est ce que tu te racontes / le récit que tu te fais de ta propre existence / la mémoire que tu t’inventes avant d’avoir rien vécu qui mérite d’être mémorisé — la grande aventure de ma vie c’est que je ne sais pas si je veux vivre ou si je veux mourir / ou si je ne veux pas vivre / ou si je ne veux pas mourir — la grande aventure de ma vie c’est la réconciliation des incompatibles / c’est le oui-non que ça suppose / oui et après ? / et non merci — la grande aventure c’est qu’il n’y a pas de grande aventure et qu’il faut quand même vivre / et se réjouir malgré tout de vivre cette vie atroce et nulle / atrocement nulle
POINT DE FUITE
LA VOIX DE SON MAÎTRE
Philippe Longchamp est la voix française de l’acteur nord-américain Stephen Barnes. Quand celui-ci lui annonce son intention de quitter la série dans laquelle il tient le premier rôle depuis une dizaine d’années, Longchamp réalise que toute son existence matérielle tient à ce fil fragile et singulier qui lie un acteur de doublage à son personnage à l’écran.
question / qu’est-ce qu’un « grand acteur » ? — réponse / un grand acteur c’est quelqu’un qui sait mieux que la plupart des autres se faire passer pour ce qu’il n’est pas — question / comment le grand acteur fait-il pour se faire passer pour ce qu’il n’est pas ? — réponse / se faire passer pour ce qu’il n’est pas est tout naturel chez le grand acteur dans la mesure où il se prend pour ce qu’il n’est pas — question / le fait que le grand acteur se prenne pour ce qu’il n’est pas est-il dû au fait qu’il est très stupide ou au contraire très habile ? — réponse / le grand acteur est l’un et l’autre / très stupide de se croire ce qu’il n’est pas et très habile à nous faire croire qu’il l’est — question / à quoi sert un grand acteur ? — réponse / un grand acteur sert à être admiré — question / à quoi sert d’admirer un grand acteur ? — réponse / à le rendre beaucoup plus grand et beaucoup plus nécessaire / et par conséquent beaucoup plus cher qu’il n’est
Stille Nacht, métathéâtre 8
PROCESS
Yann, Astrid et Amélie sont respectivement directeur littéraire, directrice éditoriale et P-DG d’une grande maison d’édition. Au gré des conjonctures économiques, des restructurations et des changements de politique éditoriale, les trahisons s’enchaînent et semblent être devenues le principal outil — sinon même le moteur — du « process » managérial.
le capital nous rétribue pour notre capacité et notre zèle à servir ses intérêts — et quand ses intérêts le lui dictent il nous vire comme on se débarrasse d’applications ou d’utilitaires obsolètes afin de nous remplacer par des logiciels de nouvelle génération — nous connaissons le process par cœur et dans le menu détail mais nous nous comportons comme si nous n’en savions rien / et nous nous indignons de constater l’effectivité de ces évidences — car nous ne parvenons définitivement pas à accepter que la réalité en général soit aussi réellement réelle / et que le capital en particulier puisse être aussi trivialement trivial
MON CIEL
Isabelle, cinéaste d’une quarantaine d’années, se sait condamnée à court terme par un cancer. Elle décide de mettre fin à ses jours en sollicitant l’aide d’une association de défense du droit au suicide assisté, ainsi que la présence de Gaby, son vieil ami libraire.
il y avait quelqu’un avec nous dans cette pièce / une femme admirable à tous égards / qui nous a quittés / laissant derrière elle un amas de matière organique totalement dénué de sens — quelques kilos de matière organique dont se repaitront les mouches
L’AIR DES CIMES
Monsieur est neurochirurgien ; Madame, directrice générale des ressources humaines d’un grand groupe hôtelier. Alors qu’ils sont en villégiature dans l’ancien chalet d’alpage qu’ils ont fait récemment rénover à grand frais (deux mille cinq cents mètres d’altitude, avec vue sur les Alpes italiennes), leur tête-à-tête est interrompu par l’irruption d’une jeune migrante qui vient de franchir clandestinement la frontière.
quand je pense que durant des millénaires les humains regardaient ces montagnes sans même imaginer pouvoir un jour fouler leur sommet — la plupart d’entre elles n’ont été escaladées qu’au XIXe siècle — jusqu’alors elles régnaient sur l’humanité comme d’inaccessibles et redoutables puissances tutélaires — aujourd’hui nous les survolons en avion en buvant un verre de scotch et en écoutant du Mozart — l’irréel le dispute à l’anachronique / nous ne savons plus qui nous sommes ni où nous sommes ni ce que nous vivons
L’ORDRE DES CHOSES
Stéphane, étudiant en droit est le fils de Michèle, conductrice de bus, et de Stéphane, fonctionnaire de police. Alors que ce dernier professe un humanisme de gauche, Stéphane gagné aux idées de l’extrême-droite fraye secrètement avec un groupuscule néo-nazi. Lors d’une attaque de militants antifascistes, il tue l’un d’eux. Inculpé, il encourt quinze années de détention.
je me demande ce qu’est l’amour / puisqu’il semble qu’on aime malgré toutes les choses auxquelles vient se heurter l’amour — voilà / on aime malgré / pas parce que — je n’aime pas mon fils parce qu’il est mon fils mais malgré ses idées fascisantes et racistes — ça a l’air absurde / c’est peut-être absurde / c’est absurde / mais l’absurdité de l’amour n’a jamais empêché ni n’empêchera quiconque d’aimer / ou de croire aimer — peut-être parce que nous aimons l’amour plus que n’importe quel autre objet / aussi encombrant soit-il
ÇA SUFFIT
Après le décès de sa mère, Aline, qui est restée vivre avec son père et son frère, a interrompu ses études d’infirmière pour travailler comme opératrice de tri dans un centre de traitement des ordures. Un jour, sans que rien ne l’ait laissé prévoir, elle fait sa valise et prend congé par une simple lettre de la maison familiale et de son emploi.
« c’est comme ça » est la phrase que j’ai le plus entendu dire à la maison à l’école ou au boulot — quand on ne sait plus pour quelle raison on se sent obligé de faire quelque chose on se justifie en disant « c’est comme ça » — on dit « c’est comme ça » parce qu’on ne sait justement pas dire pourquoi c’est comme c’est — on est ce qu’on est / on vit ce qu’on vit / on subit ce qu’on subit / c’est comme ça / c’est la fatalité
PRÉSENTATION GÉNÉRALE DU PROJET DRAMATIQUE : « Lignes de fuite » :
Plusieurs de ces pièces ont fait l’objet de présentations diverses (lectures, mises en espace, théâtre en appartement…) durant la saison 2017/2018, à l’invitation des Scènes du Jura et du Château Rouge, Scène Nationale d’Annemasse.
6 d’entre elles ont été représentées au Poche de Genève, du 1er au 14 avril 2019, mises en scène par Philippe Delaigue.
En mai 2021, 4 pièces ont été produites et diffusées par France Culture, dans le cadre de l’émission Fictions et Cie. Réalisation Pascal Deux.
Durant l’automne et l’hiver 2021-2022, 8 pièces, mises en scène par Philippe Delaigue, ont été jouées en tournée à Lyon, Annemasse, Alès et Marseille. Voir chronique d’Arnaud Maïsetti, à lire ICI.
En 2023, 4 nouvelles pièces ont été produites et diffusées par France Culture, dans le cadre de l’émission Fictions et Cie. Réalisation Pascal Deux.
En 2025, 4 nouvelles pièces seront produites et diffusées par France Culture.

Traductions : espagnol (castillan).
Traduction(s) :
Fernando GOMEZ GRANDE | esp
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