Chiens égarés, pommes mordues
clique verbale
Douze choristes proférateurs, imprécateurs, scandeurs, chahuteurs — rêverbeurs — touillent à qui mieux-mieux les salades composées de la prose du monde.
Swing et facéties, portes entrabaillées sur le chaos quotidien, contemplations, visites guidées, bagarres générales, alternent au fil des morceaux qui composent le récital de ce big band zinzin.
Constituée localement (trois groupes autonomes ont été initiés dans les années 90, à Nîmes, à Nantes, et à Valence), la clique verbale de L’Artisan chaosmique se produit sans décor ni costumes, à la manière d’une chorale, face au public, chaque choreute à son pupître.
Son répertoire est composé de textes brefs : polyphonies dramatiques,dits, petites suites… d’une durée variant de quelques minutes à un quart d’heure, qui se succèdent en une façon de récital.
Chacun de ces textes a été pensé par l’auteur comme une entité théâtrale. Ainsi en va-t-il couramment de la chanson, sans que quiconque ne trouve à s’inquiéter d’un éventuel effet de brouillage entre les différents climats, les différentes fictions, les différentes couleurs mises en oeuvre.
“Vois ces formes concrètes qui cherchent leur vide.
Des chiens égarés et des pommes mordues.
Vois le désir, l’angoisse d’un triste monde fossile
qui ne trouve pas l’accent de son premier sanglot.”
Federico Garcia Lorca, Nocturne en creux (Trad. Pierre Darmangeat)

Que racontent ces textes ? Rien que de très ordinaire : un peintre peint, un couple s’interroge, une femme veut mourir, des habitants d’un même immeuble s’invectivent, un homme erre la nuit de bar en bar, des villageois potinent, quelqu’un dresse la liste des signes cliniques de la mort, une femme s’interroge sur ce qui fait sa vie quotidienne. Ces dramaticules du quotidien n’ont pour autant rien d’ordinaire. On y chercherait en vain les échos d’un quelconque naturalisme : la référence implicite à l’oeuvre philosophique de Félix Guattari (l’artisan cosmique, la chaosmose…) tient à ce que chacun de ces éclats de la vie ordinaire est passé au crible d’une polyphonie (d’une polyvocité, eût sans doute préféré l’auteur des “Cartographies schizoanalytiques”) à laquelle l’entendement coutumier, l’abrutissement mass-médiatique, nous ont rendu sourds.
“VLADIMIR. — L’air est plein de nos cris. (Il écoute.) Mais l’habitude est une grande sourdine. » En attendant Godot, Samuel Beckett.
“L’agencement singulier d’éléments d’énonciation subjective” (Guattari) que constitue la plus humble des paroles, le plus ordinaire propos, la plus vile anecdote, participe d’un dispositif hyper-complexe où toutes les voix du monde sont convoquées, ramifient, prolifèrent en rhizomes, interfèrent, et dégénèrent en code.