MANIFESTATION SILENCIEUSE

jazz poem

« Le chant par lequel la créature a pu exprimer sa plainte et qui, loin de se fracasser sur la voûte,
revient en écho à celui qui l’élevait,
ce chant vibre de l’espoir que la créature n’est pas perdue si elle a su chanter. »
Théodore W. Adorno

Création au CDN de Poitiers, puis à l’ENSATT (Lyon), novembre 2024, dans le cadre du colloque international « Enzo Cormann, dramaturge ».

Performance en duo : phraZZée par Enzo Cormann (partition verbale & voix), pulsée par Paul Brousseau (musique & claviers)

L’art est impuissant à combattre la mise au pas du monde sensible par les lois du capital. L’artiste peut bien sûr être tenté de se rassurer en décidant que, si l’art n’est pas en capacité de changer le monde il peut tout de même « agir sur les groupes en agissant sur les représentations et en particulier sur celles qui font agir les groupes… » (Bourdieu) Encore faudrait-il pouvoir simultanément se convaincre que lesdits « groupes » (« le peuple qui manque » disait Paul Klee…) entretiennent ou ont le désir d’entretenir un quelconque rapport avec l’art — et en particulier avec un art qui, refusant de distraire le monde de ses misères, aspire explicitement à une société dans laquelle l’invention du commun primerait celle des accapareurs. En voulant le sauver à tout prix de la superfluité qui le hante, nous créditons l’art de pouvoirs chimériques et, ce faisant, ne contribuons qu’à le surendetter.

 Le locuteur mental de Manifestation silencieuse, musicien septuagénaire, en vient à penser qu’il conviendrait d’inverser les termes de l’équation : ne plus se demander ce que l’art peut apporter aux personnes — ou aux groupes, ou au peuple — qui lui demeurent étrangères, mais s’interroger sur ce dont ces mêmes personnes, ces mêmes groupes, ce même peuple « absent », sont susceptibles d’instruire les pratiques artistiques ; renoncer à chercher ce qu’il faudrait que l’art dénonce, pour se mettre en quête de ce qu’il aurait spécifiquement la possibilité d’énoncer ; cesser de croire auxmissions prophétique, didactique, civilisatrice et thérapeutique de l’art, pour l’envisager comme pratique d’invention d’expériences sensibles, singulières, inédites et partageables. Passer par les villages, les corps, les travaux et les jours, les langages, les ritournelles, les histoires, les prières et les rages, les rires, les rêves, les luttes…

(Enregistrement public – Lyon 2024)